Commentaire composé de l'incipit de Un Mariage d'amour de Zola

Commentaire composé de l'incipit de Un Mariage d'amour de Zola

Texte

Un Mariage d’amour

Michel avait vingt-cinq ans lorsqu'il épousa Suzanne, une jeune femme de son âge,

d'une maigreur nerveuse, ni laide, ni belle, mais ayant dans son visage effilé deux grands beaux yeux qui allaient largement d'une tempe à l'autre. Ils vécurent trois années sans querelles, ne recevant guère que Jacques, un ami du mari, dont la femme devint peu à peu passionnément amoureuse. Jacques se laissa aller à la douceur cuisante de cette passion. D'ailleurs, la paix du ménage ne fut pas troublée ; les amants étaient lâches, et

reculaient devant la certitude d'un scandale. Sans en avoir conscience, ils en arrivèrent lentement au projet de se débarrasser de Michel. Un meurtre devait tout arranger, en leur permettant de s'aimer en liberté et selon la loi.

Un jour, ils décidèrent le mari à faire une partie de campagne. On alla à Corbeil, et là, lorsque le dîner eut été commandé, Jacques proposa et fit accepter une promenade en canot sur la Seine. Il prit les rames et descendit la rivière tandis que ses compagnons chantaient et riaient comme des enfants.

Quand la barque fut en pleine Seine, cachée derrière les hautes futaies

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d'une île,

Jacques saisit brusquement Michel et essaya de le jeter à l'eau. Suzanne cessa de chanter ; elle détourna la tête, pâle, les lèvres serrées, silencieuse et frissonnante. Les deux hommes luttèrent un instant sur le bord de la barque qui s'enfonçait en craquant.

Michel, surpris, ne pouvant comprendre, se défendit, muet, avec l'instinct d'une bête qu'on attaque; il mordit Jacques à la joue, enleva presque le morceau, et tomba dans la rivière en appelant sa femme avec rage et terreur. Il ne savait pas nager.

Alors Jacques, prenant Suzanne dans ses bras, se jeta à l'eau de façon à faire chavirer la barque. Puis il se mit à crier, à appeler au secours. Il soutenait la jeune femme, et, comme il était excellent nageur, il atteignit aisément la rive, où plusieurs personnes se trouvaient déjà rassemblées.

La terrible comédie était jouée. Suzanne, évanouie et froide, gisait sur le sable ;

Jacques pleurait, se désespérait, implorant de prompts secours pour son ami. Le

lendemain, les journaux racontèrent l'accident, et les amants ayant toujours été aussi prudents que lâches, la pensée qu'un crime avait pu être commis ne vint à personne.

Jacques en fut quitte pour expliquer la large morsure de Michel, en disant qu'un clou de la barque lui avait déchiré la joue.

Il fallait attendre au moins treize mois. Les amants s'étaient concertés à l'avance et

avaient décidé qu'ils agiraient avec la plus grande prudence. Ils évitèrent de se voir ; ils ne se rencontrèrent que devant témoins.

Le moindre empressement aurait peut-être éveillé les soupçons.

Jacques, pendant les huit premiers jours, alla régulièrement à la Morgue chaque matin.

Quand il eut retrouvé et reconnu sur une des dalles blanches le cadavre de Michel, il le réclama au nom de la veuve et le fit enterrer. Il avait commis froidement le crime, et il éprouva un frisson d'épouvante en face de sa victime, horriblement défigurée, toute marbrée de taches bleues et vertes. Dès lors, il eut toujours devant les yeux le visage gonflé et grimaçant du noyé.

Dix-huit mois s'écoulèrent. Les amants se virent rarement; à chaque rencontre, ils

éprouvèrent un étrange malaise. Ils attribuèrent cette sensation pénible à la peur, à l'âpre désir qu'ils avaient d'en finir avec cette funèbre histoire, en se mariant et en goûtant enfin les douceurs de leur amour. Jacques souffrait surtout de sa solitude; les dents de Michel avaient laissé sur sa joue des traces blanches, et il semblait parfois au meurtrier que ces

cicatrices brûlaient sa chair et dévoraient son visage. Il espérait que Suzanne, sous ses baisers, apaiserait la cuisson des terribles brûlures.

Quand ils crurent avoir assez attendu, ils se marièrent, et toutes leurs connaissances

applaudirent. Ils goûtèrent, pendant les préparatifs de la noce, une joie nerveuse qui les trompa eux-mêmes. La vérité était que, depuis le crime, ils frissonnaient tous deux la nuit, secoués par d'effrayants cauchemars, et qu'ils avaient hâte de s'unir contre leur épouvante pour la vaincre.

Lorsqu'ils se trouvèrent seuls dans la chambre nuptiale, ils s'assirent, embarrassés et inquiets, devant un feu clair qui éclairait la pièce de larges clartés jaunes.

Jacques voulut parler d'amour, mais sa bouche était sèche, et il ne put trouver un mot; Suzanne, glacée et comme morte, cherchait en elle avec désespoir sa passion qui s'en était allée de sa chair et de son cœur.

Alors, ils essayèrent d'être banals et de causer comme des gens qui se seraient vus pour la première fois. Mais les paroles leur manquèrent. Tous deux ils pensaient

invinciblement au pauvre noyé, et, tandis qu'ils échangeaient des mots vides, ils se

devinaient l'un l'autre. Leur causerie cessa; dans le silence, il leur sembla qu'ils

continuaient à s'entretenir de Michel. Ce terrible silence, plein de phrases épouvantées et cruelles, devenait accablant, insoutenable. Suzanne, toute blanche dans sa toilette de nuit, se leva et, tournant la tête « Vous l'avez vu à la Morgue? demanda-t-elle d'une voix étouffée.

- Oui, répondit Jacques en frissonnant.

- Paraissait-il avoir beaucoup souffert ? »

Jacques ne put répondre. Il fit un geste, comme pour écarter une vision ignoble et

odieuse, et il s'avança vers Suzanne, les bras ouverts.

« Embrasse-moi, dit-il en tendant la joue où se montraient des marques blanches.

- Oh ! non, jamais..., pas là ! » s'écria Suzanne qui recula en frémissant.

Ils s'assirent de nouveau devant le feu, effrayés et irrités. Leurs longs silences étaient coupés par des paroles amères, par des reproches et des plaintes.

Telle fut leur nuit de noces.

Dès lors, un drame navrant se passa entre les deux misérables. Je ne puis en raconter

tous les actes, et je me contente d'indiquer brièvement les principales péripéties.

Le cadavre de Michel se mit entre Jacques et Suzanne. Au lit, ils s'écartaient l'un de

l'autre et semblaient lui faire place. Dans leurs baisers, leurs lèvres devenaient froides, comme si la mort se fût placée entre leurs bouches. Et c'étaient des terreurs continuelles, des effrois brusques qui les séparaient, des hallucinations qui leur montraient leur victime partout et à chaque heure.

Cet homme et cette femme ne pouvaient plus s'aimer. Ils étaient tout à leur épouvante.

Ils ne vivaient ensemble que pour se protéger contre le noyé. Parfois encore ils se serraient avec force l'un contre l'autre, s'unissaient avec désespoir, mais c'était afin d'échapper à leurs sinistres visions.

Puis la haine vint. Ils s'irritèrent contre leur crime, ils se désespérèrent d'avoir troublé

leur vie à jamais. Alors ils s'accusèrent mutuellement. Jacques reprocha amèrement à Suzanne de l'avoir poussé au meurtre, et Suzanne lui cria qu'il mentait et qu'il était le seul

coupable. La colère accroissait leurs angoisses, et chaque jour, pour le moindre souvenir, la querelle recommençait, plus âpre et plus cruelle. Les deux assassins tournaient ainsi comme des bêtes fauves, dans la vie de souffrance qu'ils s'étaient faite, se déchirant eux-mêmes, haletants, obligés de se taire.

Suzanne regretta Michel, le pleura tout haut, vanta au meurtrier les vertus de sa victime, et Jacques dut vivre en entendant toujours parler de cet homme qu'il avait jeté à l'eau et dont le cadavre était si horrible sur une dalle de la Morgue. Il avait souvent des heures de délire, et il accablait sa complice d'injures, la battait, lui répétait avec des cris l'histoire du

meurtre, et lui prouvait que c'était elle qui avait tout fait, en lui donnant la folie de la

passion.

S'il n'avait eu peur de trop souffrir, il se serait coupé la joue, pour enlever les traces des dents de Michel. Suzanne pleurait en regardant ces cicatrices, et le visage de Jacques était devenu pour elle un objet d'horreur dont la vue la secouait d'un éternel frisson.

Enfin se joua le dernier acte de ce drame poignant. Après la haine, vinrent la crainte et la lâcheté ; les deux assassins eurent peur l'un de l'autre.

Ils comprirent qu'ils ne pouvaient vivre plus longtemps dans la fièvre du remords ; ils voyaient avec terreur leur abattement mutuel, et ils tremblaient en pensant que l'un d'eux parlerait à coup sûr un jour ou l'autre.

Alors ils se surveillèrent ; leurs souffrances étaient intolérables, mais ils ne voulaient

pas la délivrance par le châtiment. Ils se suivirent partout, ils s'étudièrent dans leurs moindres actes ; à chaque nouvelle querelle, ils se menaçaient de tout dire, puis ils se suppliaient à mains jointes de garder le silence, et ils restaient soupçonneux et farouches.

Vie terrible, qui les traînait dans toutes les angoisses du remords et de l'effroi.

Ils en vinrent chacun à l'idée de se débarrasser d'un complice redoutable. Suzanne espérait vivre plus calme, lorsqu'elle ne verrait plus la joue couturée de Jacques, et Jacques pensait pouvoir tuer son premier crime en tuant Suzanne.Un jour, ils se surprirent, versant mutuellement du poison dans leurs verres. Ils éclatèrent en sanglots,

leur fièvre tomba, et ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. Ils pleurèrent longtemps, demandant pardon, comprenant leur infamie, se disant que l'heure était venue de mourir.

Ce fut là une dernière crise qui les soulagea.

Ils burent chacun le poison qu'ils avaient versé, et expirèrent à la même heure, liés

dans la mort comme ils avaient été liés dans le crime. On trouva sur une table leur confession, et c'est après avoir lu ce testament sinistre, que j'ai pu écrire l'histoire de ce mariage d'amour.

Émile Zola (1840-1902), « Un mariage d'amour », nouvelle publiée dans

Le Figaro

en

décembre 1866

Commentaire composé

Dans cet incipit de nouvelle naturaliste, Zola nous plonge immédiatement dans une intrigue à la fois simple et saisissante, remplissant ainsi les fonctions classiques d’un incipit tout en annonçant les caractéristiques propres au naturalisme. À travers un portrait vif des personnages et une présentation rapide de l’intrigue, l’auteur parvient à capter l’attention du lecteur tout en dévoilant les ressorts psychologiques et sociaux qui guideront l’histoire. Nous verrons d’abord comment cet incipit remplit efficacement ses fonctions, avant d’analyser son inscription dans le cadre du naturalisme.

 

I. Un incipit qui remplit ses fonctions

L’incipit remplit tout d’abord sa fonction informative en introduisant dès la première phrase les personnages principaux et leur situation. On apprend que “Michel avait vingt-cinq ans lorsqu’il épousa Suzanne, une jeune femme de son âge, d’une maigreur nerveuse, ni laide, ni belle, mais ayant dans son visage effilé deux grands beaux yeux qui allaient largement d’une tempe à l’autre.” Cette description nous donne des informations clés sur Suzanne, qui, bien qu’elle ne soit pas celle qui commet le meurtre, est au centre de l’intrigue. Son physique, à la fois ordinaire et intrigant, avec ses “grands beaux yeux”, suscite immédiatement une curiosité ambiguë.

L’intrigue est mise en place avec une rapidité déconcertante. Dès les premières lignes, on comprend que le texte s’oriente vers un drame : l’idée du meurtre apparaît avec l’expression “lentement au projet”, montrant que ce crime n’est pas un coup de tête mais le fruit d’une réflexion perverse et inexorable. Cette progression contraste avec la narration, qui semble raconter l’histoire comme un fait ordinaire. Par exemple, lorsque les personnages décident d’aller en promenade en canot sur la Seine, l’action est rapportée comme une scène banale : “Un jour, ils décidèrent le mari à faire une partie de campagne [...] un canot sur la Seine.” Cette banalité apparente rend d’autant plus glaçante la suite des événements.

L’incipit dépasse ainsi son rôle d’exposition en intégrant une première action marquante, le meurtre de Michel, qui advient rapidement dans le récit. La densité de cet incipit, qui inclut une chute inattendue, surprend le lecteur, créant une tension immédiate. Cette stratégie narrative accroche le lecteur et suscite l’envie de découvrir la suite, tout en donnant l’impression que cet extrait pourrait être une nouvelle autonome, complète en elle-même.

 

II. Un incipit naturaliste

Cet incipit s’inscrit pleinement dans le cadre du naturalisme, en décrivant avec précision les déterminismes physiques et psychologiques des personnages. Le portrait de Suzanne, “d’une maigreur nerveuse”, laisse entrevoir une sécheresse de cœur et une tension intérieure qui annoncent son rôle dans le drame. Cette “maigreur nerveuse” est associée à une animalité latente, renforcée plus tard par des expressions comme “l’instinct d’une bête”, où Suzanne est comparée à une créature dominée par ses pulsions primaires, à l’image des personnages de Zola dans La Bête Humaine.

Le style naturaliste apparaît également dans la description de Suzanne comme une femme “ni laide, ni belle”. Ce choix souligne la banalité de ses traits et l’ordinaire de la situation, mettant en lumière un paradoxe : on commet ici un meurtre pour une femme que rien ne distingue véritablement. Ses “grands yeux”, souvent perçus comme le reflet de l’âme, deviennent ici les outils d’une manipulation et d’un crime, ce qui renforce la dimension naturaliste de l’incipit en refusant toute idéalisation des personnages.

La psychologie des personnages est mise à nu avec une froideur clinique. Par exemple, Jacques, l’amant complice, est décrit comme “faible” et “lâche”, mais cela ne l’empêche pas de commettre un meurtre. Cette description démontre que même les individus les plus insignifiants ou moralement fragiles sont capables des pires actes. Le narrateur précise que Jacques agit “sans avoir conscience”, soulignant le déterminisme naturaliste selon lequel les personnages ne contrôlent pas totalement leurs actions, mais sont soumis à leurs instincts et à leur environnement.

L’opposition entre liberté et crime est un autre thème naturaliste important de cet incipit. Suzanne et Jacques voient le meurtre comme une solution qui “devait tout arranger”, une manière de légaliser leur amour en supprimant un obstacle. Pourtant, leur acte transgresse la loi, ce qui crée un contraste entre leur quête de légitimité et leur méthode criminelle. Cette contradiction est emblématique du naturalisme, qui met en lumière les failles morales des individus et leurs tentatives désespérées de s’affranchir de leurs conditions.

Enfin, la scène du meurtre elle-même est rapportée avec une froideur saisissante : “Quand la barque fut en pleine Seine [...] essaya de le jeter à l’eau.” Cette description précise et visuelle donne au lecteur l’impression de suivre une enquête criminelle, renforçant l’effet de réalisme. La comparaison de Suzanne à une bête qui “mordit la joue” de Michel est typique du naturalisme, qui réduit parfois les comportements humains à des instincts primitifs, mettant en avant l’influence du “cerveau reptilien” sur les actions des personnages.

 

Conclusion

Cet incipit de nouvelle naturaliste dépasse les fonctions traditionnelles d’un début de récit en intégrant dès les premières lignes une action clé et une première chute. Par sa densité narrative et ses descriptions précises, il capte immédiatement l’attention du lecteur tout en posant les bases des thématiques naturalistes : le déterminisme, l’animalité des personnages et la violence des passions. En ancrant l’histoire dans un quotidien apparemment banal mais marqué par le drame, cet incipit annonce une intrigue tragique et captivante, tout en offrant une première réflexion sur la condition humaine et ses contradictions.

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Commentaires: 3
  • #1

    jean hamid (vendredi, 01 novembre 2019 18:19)

    très belle analyse du livre je m'en sors mieux ainenant dés que je lis un livre

  • #2

    jessica monteiro mota (dimanche, 13 décembre 2020 14:09)

    Bonjours, je voulais savoir ou? et quand? se passe l'action ou Suzanne tombe peu a peu amoureuse de Jacques. Quel est le problème moral au moment ou il veulent tuer Michel. Merci

  • #3

    Tina Neno (lundi, 27 décembre 2021 10:56)

    Bonjour je doit faire un commentaire sur le texte un mariage d’amour d’Emile Zola :
    1- je dois caractérise le genre littéraire ,le registre ,l’époque où le mouvement littéraire , le thème , mise en forme ( vers ou prise , strophe , paragraphe )
    2- je dois établir la structure du texte puis menez une analyse et approfondirez mes choix
    3- définira le projet de lecture et classez les procédés que j’ai analysé à l’étape 3 dans les partie et sous partie le plan pourra s’organiser autour des idées directrices suivantes : - deux personnage face à face :jeux de miroirs
    - la mise en place progressive d’une fin tragique
    - la force de la brièveté de la nouvelle
    4- préparer la rédaction : rédiger l’introduction et la conclusion . Trouver une ouverture pour finir votre devoir en relisant le texte des dossiers consacré au récit .


    Je vous en serai très reconnaissante si vous pourriez m’aider