Commentaire composé de l'incipit de Bouvard et Pécuchet de Flaubert

Commentaire composé de l'incipit de Bouvard et Pécuchet de Flaubert

Texte

Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.

 

Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.

 

Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait au loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.

 

Deux hommes parurent.

 

L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.

 

Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent, à la même minute, sur le même banc.

 

Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet.

 

— Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs.

 

— Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau !

 

— C’est comme moi, je suis employé.

 

Alors ils se considérèrent.

 

 

 

Bouvard et Pécuchet, Flaubert

 

Commentaire composé

Introduction :

Gustave Flaubert, connu pour son obsession du style et sa pratique du "gueuloir", cultive dans ses œuvres une haine féroce de la bêtise humaine. Bouvard et Pécuchet, son dernier roman, incarne cette lutte contre la médiocrité et l’absurdité, tout en constituant une œuvre singulière où la parodie et le réalisme se mêlent. L’incipit, qui décrit la rencontre de Bouvard et Pécuchet dans un Paris figé par la chaleur estivale, remplit les fonctions classiques d’une ouverture de roman : il présente les personnages principaux, le cadre spatial et amorce l’intrigue.

Cependant, cet incipit détourne les codes réalistes pour proposer une parodie qui invite à une réflexion ironique sur les protagonistes et leur monde.

Problématique : Comment Flaubert transforme-t-il un incipit réaliste en une parodie grinçante ?

Nous verrons d’abord comment Flaubert ancre son récit dans un cadre réaliste, avant d’explorer les éléments parodiques qui en font une scène déroutante.


I. Un cadre réaliste minutieusement construit

  1. Une géographie précise et détaillée
    L’incipit s’inscrit dans un cadre parisien parfaitement identifiable. Flaubert mentionne des lieux réels : « le canal Saint-Martin », « le boulevard Bourdon », « le Jardin des Plantes », ou encore « la Bastille ». Ces références permettent au lecteur de situer l’action dans un espace connu, typique du roman réaliste.

Les descriptions sont riches en détails concrets : « deux rangs de barriques » (l. 4), « deux écluses », « un bateau de bois » (l. 12). Ces éléments construisent un décor précis, presque géométrique, où l’espace est organisé par des lignes droites et symétriques. Le chiffre « deux », repris plusieurs fois (deux hommes, deux barriques, deux écluses), renforce cette impression d’ordre rigoureux.

  1. Une atmosphère pesante
    Flaubert donne vie au cadre par des sensations multiples. La chaleur accablante est omniprésente : « atmosphère tiède », « 33 degrés », et le « canal couleur d’encre » traduisent l’oppression climatique. Les sens sont sollicités : la vue par des adjectifs précis (« eau couleur d’encre »), l’ouïe par les « rumeurs » qui résonnent dans ce décor urbain.

Cependant, cet espace, bien que réaliste, est marqué par une forme de monotonie et d’ennui : « tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche ». Le vocabulaire est volontairement plat : « il y avait », « se trouvait », renforcé par des allitérations en [b] (« boulevard Bourdon », « barriques », « Bastille », « bateau »), qui soulignent la banalité et la lourdeur de l’atmosphère.

  1. Un point central : le banc
    Le banc sur lequel Bouvard et Pécuchet s’assoient est le pivot de la scène. Placé « au milieu du boulevard », il symbolise la rencontre fortuite des deux personnages. Un observateur extérieur pourrait voir cette scène comme une anecdote banale, accentuant ainsi l’ancrage réaliste de l’incipit.

II. Une parodie grinçante des codes réalistes

  1. Des personnages caricaturaux
    Les deux protagonistes sont introduits de manière presque burlesque. D’abord désignés collectivement comme « deux hommes », ils sont ensuite différenciés par des caractéristiques physiques exagérées : « l’un, grand », « l’autre, petit », « déboutonné », « sous sa redingote », « chapeau en arrière », « casquette à visière pointue ». Cette opposition outrée donne à leur duo une dimension comique et ridicule, évoquant des figures comme Don Quichotte et Sancho Pança.

Leur rencontre est marquée par des gestes absurdes et simultanés : « Le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet. » Cette coïncidence grotesque, où chacun découvre le nom de l’autre dans un accessoire vestimentaire, accentue le ridicule de la scène.

  1. Un univers absurde et décalé
    L’atmosphère décrite par Flaubert, bien que réaliste en apparence, bascule dans l’absurde. Le dimanche, traditionnellement un jour de repos et de gaieté, est ici marqué par un « désœuvrement » et une « tristesse » inattendus, en totale contradiction avec les clichés associés à cette période.

Le hasard qui réunit Bouvard et Pécuchet est amplifié de manière grotesque : les deux hommes, étrangers l’un à l’autre, s’assoient sur le même banc au même moment, réalisent les mêmes gestes (s’essuyer le front) et échangent des regards empreints d’un émerveillement presque solennel : « Alors ils se considérèrent. » Cette mise en scène théâtrale donne à leur rencontre un caractère burlesque et ironique.

  1. Des dialogues vides de sens
    Le dialogue entre les deux hommes est réduit à sa plus simple expression. Les échanges sont banals, presque insignifiants, et contrastent avec la solennité de leur rencontre. Cette vacuité verbale reflète l’ennui et l’inutilité qui caractérisent les personnages, tout en parodiant les conventions des dialogues d’incipit, censés poser les bases d’une intrigue captivante.

Conclusion :

L’incipit de Bouvard et Pécuchet mêle réalisme et parodie. Tout en respectant les conventions du genre réaliste par une description précise du cadre et des personnages, Flaubert détourne ces codes pour en faire une scène absurde et ironique. Les protagonistes sont caricaturés, leurs gestes synchronisés relèvent du grotesque, et leurs dialogues creux accentuent le vide de leurs existences.

Ouverture :
Ce duo comique et ridicule évoque des figures littéraires comme Don Quichotte et Sancho Pança, personnages eux aussi plongés dans une quête absurde. Flaubert annonce ainsi un roman à la fois satirique et profondément critique de la bêtise humaine.


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