Commentaire composé de l’incipit d’Aurélien d’ARAGON

Commentaire composé de l’incipit d’Aurélien d’ARAGON

En quoi cet incipit s’inscrit-il dans le mouvement surréaliste ?

Introduction :

Dans l'incipit d’Aurélien, Louis Aragon s’écarte des conventions du roman traditionnel en nous présentant une scène de non-rencontre entre Aurélien, le personnage éponyme, et Bérénice, une jeune femme. Contrairement aux attentes d’un incipit classique, ce début de roman déjoue les codes habituels de présentation des personnages et du cadre spatio-temporel. Cet incipit reflète pleinement l’esthétique surréaliste, mettant en avant l’inconscient, l’obsession et le flou entre réalité et imaginaire.

Problématique : En quoi cet incipit s’inscrit-il dans le mouvement surréaliste ?


I. Une rupture avec les codes traditionnels : un cadre flou et déstabilisant

  1. Une pauvreté d’informations spatio-temporelles
    Le texte ne fournit que des indications temporelles vagues, telles que « ce jour-là », sans situer précisément l’action. Le lecteur ne sait ni où ni quand se déroule la scène. Ce flou spatio-temporel brouille les repères habituels d’un incipit traditionnel.

De plus, il n’y a pas de description détaillée du cadre ou des personnages. Tout est évasif : « Il lui en demeurait une impression vague, générale, d’ennui et d’irritation. » L’absence d’un portrait construit, remplacé par des notations fragmentaires, reflète une vision subjective et instable de la réalité.

  1. Une scène de non-rencontre
    Contrairement aux scènes classiques de rencontre amoureuse, ici, la femme est perçue comme laide par Aurélien : « dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable ». Il n’y a pas d’échange de regards, ni de coup de foudre. La focalisation interne, centrée sur Aurélien, plonge le lecteur dans les pensées confuses du personnage, où l’absence de connexion réelle entre les protagonistes s’oppose aux attentes d’une intrigue romantique traditionnelle.

  2. Une entrée in medias res
    Le roman commence en pleine action, sans préparation ni contexte explicite. Cette ouverture plonge immédiatement le lecteur dans l’intériorité d’Aurélien, brouillant la frontière entre le monde extérieur et ses pensées. Aragon ne respecte donc pas les codes traditionnels d’un incipit explicatif et didactique, ce qui déstabilise le lecteur et donne au texte une coloration résolument moderne et surréaliste.


II. L’intertextualité avec la pièce de Racine : entre réalité et imaginaire

  1. Une obsession inconsciente
    Le vers racinien « Bérénice » revient de manière récurrente dans l’esprit d’Aurélien. Il avait hanté le personnage pendant la guerre, dans les tranchées : « un vers qui l’avait hanté pendant la guerre ». Cette obsession illustre l’importance de l’imaginaire et du subconscient dans la construction du personnage.

  2. Une comparaison dévalorisante pour Bérénice
    La référence à la Bérénice de Racine crée un contraste entre l’idéal tragique de la princesse d’Orient et la femme réelle, perçue comme banale et peu attrayante. « Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. » Ce décalage entre le nom prestigieux et la réalité déçoit Aurélien, tout en accentuant l’idée d’une recherche vaine d’absolu, typique du surréalisme.

  3. Une dimension tragique sous-jacente
    Cette référence à Racine confère au texte une dimension tragique. Le lecteur est amené à se demander si la relation entre Aurélien et Bérénice, placée sous l’égide de la tragédie classique, sera marquée par une fin inéluctablement douloureuse. Ce poids du destin, omniprésent, renforce l’idée que l’inconscient domine et conditionne les actions des personnages.


III. L’amour inconscient d’Aurélien : une exploration du subconscient

  1. Un monologue intérieur révélateur
    Le texte plonge dans les pensées d’Aurélien grâce à l’emploi du discours direct libre : « Plutôt petite, pâle, je crois… » L’oralité de la pensée, avec des hésitations et des formulations inabouties, révèle un dialogue intérieur qui donne accès à son inconscient. Cette introspection détourne l’attention de la réalité extérieure pour se concentrer sur son trouble intérieur.

  2. L’influence du subconscient sur la perception
    Aurélien ne comprend pas pourquoi le vers de Racine le hante : « Mais celui-ci lui revenait et revenait. Pourquoi ? C’est ce qu’il ne s’expliquait pas. » Il essaie d’analyser rationnellement ce phénomène, mais sa pensée reste dominée par des mécanismes inconscients. Cette emprise du subconscient est une caractéristique essentielle du surréalisme, qui valorise les rêves, les obsessions et les pulsions inexpliquées.

  3. Une vision surréaliste de l’amour
    L’amour naît ici d’un paradoxe : Bérénice est jugée « laide » et sa beauté « inexplicable », mais Aurélien est néanmoins troublé par elle. Cet écart entre raison et émotion, entre perception et obsession, souligne le caractère irrationnel de l’amour tel que le conçoit le surréalisme. Aragon montre que l’amour est davantage une construction de l’imaginaire qu’une réalité tangible, ce qui éloigne cet incipit des codes du roman classique.


Conclusion :

Dans cet incipit, Louis Aragon bouleverse les codes traditionnels pour créer une ouverture résolument moderne, inscrite dans le mouvement surréaliste. À travers une scène de non-rencontre, un flou spatio-temporel et une exploration des mécanismes inconscients, il s’éloigne des conventions pour privilégier une écriture poétique et introspective. Ce texte illustre la quête surréaliste d’un amour idéalisé, où la réalité cède le pas à l’imaginaire et au rêve.

Ouverture :
On peut lire dans cette scène une dimension autobiographique, où Aragon explore sa propre obsession pour Elsa Triolet. Ainsi, cet incipit questionne le lien entre l’écriture, l’imaginaire et l’expérience personnelle, brouillant encore davantage la frontière entre réalité et fiction.

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