Commentaire composé de Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1ère partie, chapitre 3, Fabrice à Waterloo
Texte
Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1ère partie, ch. 3
Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
-- Les habits rouges ! Les habits rouges ! Criaient avec joie les hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur ; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
-- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin:
-- Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?
-- Pardi, c'est le maréchal !
-- Quel maréchal?
-- Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà! où as-tu servi jusqu'ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière. Le fond des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c'étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.
Ah ! M’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J'ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce moment, l'escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c'étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d'où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n'y comprenait rien du tout.
A ce moment, les généraux et l'escorte descendirent dans un petit chemin plein d'eau, qui était à cinq pieds en contrebas.
Le maréchal s'arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise ; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. Nous n'avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça, ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire : Jamais je ne serai un héros. Il regarda les hussards ; à l'exception d'un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l'escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la tête vers l'ennemi.
Commentaire composé
Introduction
Dans La Chartreuse de Parme, Stendhal propose une vision singulière de l'héroïsme en contournant les codes traditionnels du roman épique. La description de la bataille de Waterloo, vue à travers les yeux de Fabrice del Dongo, est à la fois déconcertante et ironique, loin des récits glorieux des champs de bataille. Tandis que les attentes du lecteur se portent sur un héros courageux, la scène met en lumière un personnage maladroit, naïf et totalement dépassé par les événements. Cependant, la figure du maréchal Ney, présent dans le passage, offre un contraste saisissant et permet de redéfinir les contours du véritable héros. En quoi Stendhal, à travers ce texte, déconstruit-il la figure traditionnelle du héros tout en offrant une critique de l’héroïsme conventionnel ?
I. Le maréchal Ney : un héros classique et exemplaire
Stendhal présente le maréchal Ney comme l’incarnation du héros traditionnel, dont l’autorité et le comportement imposent naturellement le respect. Dès son entrée en scène, le maréchal est décrit dans l’action, avec une prestance qui souligne son rôle de leader. Lorsque « le maréchal s’arrêta et regarda de nouveau avec sa lorgnette », il est évident qu’il analyse la situation, concentré sur son devoir et sur les enjeux de la bataille. Contrairement à Fabrice, le maréchal agit avec sérieux et lucidité, des qualités essentielles pour un héros militaire.
L’autorité du maréchal ne repose pas uniquement sur son grade, mais également sur sa personnalité. Le passage le montre en train de réprimander un autre général avec « un air d’autorité et presque de réprimande ». Cette scène met en lumière sa capacité à incarner un modèle de rigueur et d’exigence, même dans une situation chaotique. Pour le maréchal, le comportement irréprochable est une exigence morale et militaire, et il n’hésite pas à faire preuve de fermeté.
Le dialogue rapporté par Stendhal renforce la stature héroïque du maréchal : « - Quel est-il, ce général qui gourmande son voisin ? - Pardi, c'est le maréchal ! - Quel maréchal ? - Le maréchal Ney, bêta ! ». À travers cet échange, le narrateur met en lumière la renommée du maréchal Ney, connu de tous et respecté comme une figure mythique. Fabrice, qui ignore son identité, paraît ridicule face à cette figure exemplaire.
Le contraste entre le maréchal Ney et Fabrice souligne le sérieux du premier et l’étourderie du second. Tandis que le maréchal mène ses troupes et se concentre sur l’objectif militaire, Fabrice est perdu dans ses pensées et préoccupé par des détails insignifiants. Le maréchal devient ainsi un modèle d’héroïsme classique, empreint de discipline et de grandeur, que Fabrice est incapable d’égaler.
II. Fabrice del Dongo : un anti-héros maladroit et décalé
En opposition au maréchal Ney, Fabrice del Dongo incarne une vision décalée et désenchantée de l’héroïsme. Dès le début du passage, le narrateur annonce la tonalité ironique du portrait de Fabrice : « Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. » Par cette phrase, Stendhal déjoue immédiatement les attentes du lecteur, qui s’attendrait à voir le protagoniste briller sur le champ de bataille.
Fabrice est présenté comme naïf et déconnecté de la réalité. Plutôt que de se concentrer sur son rôle de soldat, il est obnubilé par des détails sans importance. Par exemple, lorsqu’il observe « une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière », il perçoit le champ de bataille comme un paysage agricole, ignorant totalement le carnage qui l’entoure. Cette description révèle son incapacité à saisir l’horreur de la guerre et renforce son décalage avec le monde militaire.
L’absurdité de son comportement se manifeste également dans son admiration enfantine pour le maréchal Ney. Lorsqu’il contemple ce dernier, Fabrice se désole : « Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça. » Cette réflexion souligne son obsession pour les apparences physiques plutôt que pour les qualités morales et héroïques. Fabrice se juge incapable de devenir un héros, mais pour des raisons superficielles, révélant ainsi son immaturité.
Fabrice est également présenté comme imprudent et étourdi. À un moment, il « s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux », une erreur qui pourrait mettre sa vie en danger. Pourtant, loin de se corriger, il continue à agir de manière irresponsable, prouvant son inaptitude à comprendre la gravité de la situation.
Enfin, l’ironie du narrateur souligne l’échec constant de Fabrice à être un véritable héros. Lorsqu’il pense avec satisfaction : « Ah ! M’y voilà donc enfin au feu ! J’ai vu le feu ! », il se félicite d’avoir accompli son devoir de soldat. Pourtant, le lecteur sait qu’il n’a rien fait de réellement héroïque, renforçant ainsi le comique de la situation.
III. Une critique de l’héroïsme et de la guerre
À travers ce contraste entre le maréchal Ney et Fabrice, Stendhal offre une réflexion sur la notion d’héroïsme. Le maréchal incarne les valeurs traditionnelles du héros militaire, mais son sérieux et son autorité semblent décalés face à l’absurdité de la bataille. Fabrice, en revanche, représente une vision plus humaine et réaliste, où l’héroïsme cède la place à la confusion et à l’incompétence.
La description du champ de bataille participe également à cette critique. Stendhal insiste sur l’horreur de la guerre, notamment à travers la vision de Fabrice d’un « cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée ». Ce détail frappant, vu à travers les yeux de Fabrice, illustre la violence brute et absurde de la guerre, contrastant avec l’image héroïque que le jeune homme s’était faite des batailles napoléoniennes.
Le regard ironique du narrateur sur Fabrice dénonce également les illusions de grandeur qui entourent la guerre. Fabrice, qui rêvait de gloire, découvre un univers chaotique et terrifiant, où les actions héroïques sont rares. Ce décalage entre les attentes du personnage et la réalité constitue une critique implicite de la glorification des guerres napoléoniennes.
Conclusion
Dans ce passage de La Chartreuse de Parme, Stendhal déconstruit la figure du héros en opposant le maréchal Ney, incarnation de l’héroïsme classique, à Fabrice del Dongo, un anti-héros maladroit et naïf. À travers un récit mêlant ironie et réalisme, l’auteur critique les illusions de grandeur qui entourent la guerre et propose une vision plus humaine, où la confusion et l’échec prennent le pas sur les exploits héroïques. Ce passage reflète ainsi l’ambivalence de Stendhal face à l’héroïsme militaire et à la guerre, qu’il dépeint comme à la fois fascinante et absurde.
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