Commentaire composé de Le Roi se meurt, E. Ionesco, 1962, tirade finale de la reine Marguerite et didascalies de clôture de la scène
Texte
Le Roi se meurt, E. Ionesco, 1962, tirade finale de la reine Marguerite et didascalies de clôture de la scène (« Folio », p.135-137)
MARGUERITE : Il perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n'est pas une nature auditive. Son imagination est purement visuelle... c'est un peintre... trop partisan de la monochromie. (Au roi) Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t'égare encore, cela te retarde. Tu ne peux plus t'attarder, tu ne peux plus t'arrêter, tu ne dois pas. (Elle s'écarte du Roi) Marche tout seul, n'aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi de loin.) Ce n'est plus le jour, ce n'est plus la nuit, il n'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit. Laisse-toi diriger par cette roue qui tourne devant toi. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de trop près, elle est embrasée, tu pourrais te brûler. Avance, j'écarte les broussailles, attention, ne heurte pas cette ombre qui est à ta droite... Mains gluantes, mains implorantes, bras et mains pitoyables, ne revenez pas, retirez-vous. Ne le touchez pas, ou je vous frappe! (Au roi ) Ne tourne pas la tête. Évite le précipice à ta gauche, ne crains pas ce vieux loup qui hurle... ses crocs sont en carton, il n'existe pas. (Au loup) Loup, n'existe plus! (Au roi) Ne crains pas non plus les rats. Ils ne peuvent pas mordre tes orteils! (Aux rats) Rats et vipères, n'existez plus! (Au roi) Ne te laisse pas apitoyer par le mendiant qui te tend la main... Attention à la vieille femme qui vient vers toi... Ne prends pas le verre d'eau qu'elle te tend. Tu n'as pas soif. (À la vieille femme imaginaire) Il n'a pas besoin d'être désaltéré, bonne femme, il n'a pas soif. N'encombrez pas son chemin. Évanouissez-vous. (Au roi) Escalade la barrière... Le gros camion ne t'écrasera pas, c'est un mirage... Tu peux passer, passe... Mais non, les pâquerettes ne chantent pas, même si elles sont folles. J'absorbe leurs voix; elles, je les efface !... Ne prête pas l'oreille au murmure du ruisseau. Objectivement, on ne l'entend pas. C'est aussi un faux ruisseau, c'est une fausse voix... Fausses voix, taisez-vous. (Au roi) Plus personne ne t'appelle. Sens, une dernière fois, cette fleur et jette-la. Oublie son odeur. Tu n'as plus la parole. À qui pourrais-tu parler? Oui, c'est cela, lève le pas, l'autre. Voici la passerelle, ne crains pas le vertige. (Le Roi avance en direction des marches du trône) Tiens-toi tout droit, tu n'as pas besoin de ton gourdin, d'ailleurs tu n'en as pas. Ne te baisse pas, surtout, ne tombe pas. Monte, monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre marches du trône) Plus haut, encore plus haut. (Le Roi est tout près du trône) Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce miroir sans image, reste droit... Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche. (À mesure qu'elle lui donne ces ordres, le Roi raidit ses membres.) Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts... trois... quatre... cinq... les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le Roi est immobile, figé comme une statue.) Et voilà, tu vois, tu n'as plus la parole, ton cœur n'a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. C'était une agitation bien inutile, n'est-ce pas? Tu peux prendre place.
Commentaire composé
En quoi cette tirade fait-elle office d’un rituel de passage vers la mort ?
I) Marguerite, un guide vers la mort
Dans cette tirade, Marguerite incarne une figure autoritaire et omnisciente qui conduit le roi à travers les étapes de son passage vers la mort. Elle se positionne comme un guide, orchestrant avec précision ce rituel de dépouillement et de séparation progressive du monde des vivants.
Le dialogue entre Marguerite et le roi, bien que presque unilatéral, renforce son rôle de meneuse. Les didascalies insistent sur l’écoute et l’obéissance passive du roi : il exécute tous ses ordres, incapable de résister à cette autorité qui symbolise la mort elle-même. Marguerite utilise fréquemment l’impératif, comme dans « Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. […] Tu ne peux plus t’attarder, tu ne dois pas. » Par ces injonctions, elle lui retire peu à peu ses attaches terrestres : la vue, les couleurs, l’empire. Ces éléments représentent à la fois son pouvoir royal et son lien avec le monde matériel, désormais inutiles dans son ultime voyage.
Le dépouillement est également symbolisé par des gestes concrets : « Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts… » Marguerite procède méthodiquement, dépossédant le roi de son corps partie par partie, jusqu’à ce qu’il lui abandonne entièrement son être : « le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. » Ce processus évoque une cérémonie sacrificielle où le roi, figé « comme une statue », devient une offrande à la mort.
La montée des marches, ordonnée par Marguerite (« Monte, monte. Plus haut, encore plus haut. »), symbolise l’ascension spirituelle du roi. Chaque pas le rapproche de la mort, renforçant l’idée d’un passage progressif et irréversible. Marguerite l’accompagne, tout en lui demandant de marcher seul : « Marche tout seul, n’aie pas peur. » Cette alternance entre soutien et autonomie illustre le rôle paradoxal de Marguerite, à la fois guide bienveillante et exécutrice implacable.
Enfin, l’isolement du roi est souligné par des phrases comme « Plus personne ne t’appelle. » Marguerite l’éloigne des vivants, coupant ses derniers liens avec la vie. Elle devient sa seule interlocutrice, une figure à la fois terrifiante et inéluctable qui incarne l’idée de la mort comme passage solitaire et définitif.
II) L’instrumentalisation de la mort
Marguerite, dans cette tirade, manipule et dirige le roi avec une autorité presque divine, révélant une instrumentalisation de la mort à travers une mise en scène méthodique et implacable.
La mort est ici présentée comme un processus mécanique, où chaque sens est progressivement annihilé. Marguerite commence par priver le roi de la vue : « Ce n’est plus le jour, ce n’est plus la nuit. » En effaçant ces repères fondamentaux, elle plonge le roi dans une obscurité qui symbolise son entrée dans l’inconnu. Elle continue avec d’autres sens, comme l’ouïe : « Ne prête pas l’oreille au murmure du ruisseau […] c’est aussi un faux ruisseau, c’est une fausse voix. » Cette perte de perception est accentuée par des ordres directs et des descriptions précises, soulignant que le roi n’a plus aucune emprise sur son environnement.
Marguerite transforme également les peurs du roi en illusions maîtrisées : « Évite le précipice à ta gauche, ne crains pas ce vieux loup qui hurle… ses crocs sont en carton, il n’existe pas. » En annulant la réalité des dangers, elle montre son contrôle total sur la scène, réduisant le roi à un pantin qui ne peut qu’obéir. La personnification du loup, puis sa disparition sur ordre de Marguerite (« Loup, n’existe plus ! »), symbolise son pouvoir absolu de vie et de mort sur tout ce qui entoure le roi.
Ce pouvoir s’étend même à des éléments de la nature, comme les pâquerettes ou le ruisseau. Marguerite déclare : « J’absorbe leurs voix ; elles, je les efface ! » Cette capacité à effacer tout ce qui pourrait distraire ou réconforter le roi accentue son isolement. La nature, traditionnellement perçue comme un refuge ou un soutien, est ici manipulée et réduite au silence, renforçant l’idée que le roi est totalement soumis à Marguerite.
Le miroir joue un rôle central dans cette instrumentalisation. Marguerite ordonne : « Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce miroir sans image. » Ce miroir vide reflète l’inutilité de la vie du roi et la vacuité de son existence. En l’obligeant à se confronter à ce vide, Marguerite le prive de toute illusion sur lui-même, achevant son dépouillement.
Enfin, Marguerite conclut ce rituel par une déclaration cinglante : « Et voilà, tu vois, tu n’as plus la parole, ton cœur n’a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. » Ces mots brutaux marquent la fin de l’instrumentalisation. Marguerite se moque même de la vie du roi, la qualifiant de « bien inutile », et clôture le rituel en affirmant son inutilité. Ce mépris final souligne que la mort, orchestrée avec une froideur implacable, n’est qu’un écho de la futilité de la vie du roi.
Conclusion
Cette tirade de Marguerite incarne un rituel de passage vers la mort, où chaque geste et chaque parole participent à la dépouiller le roi de son humanité et à le conduire vers l’oubli. Marguerite, guide et exécutrice, orchestre cette transition avec une autorité absolue, symbolisant la fatalité et l’impuissance face à la mort. L’écriture mêle descriptions symboliques et ordres impératifs pour révéler l’isolement du roi et la mécanique implacable de son agonie. Par cette mise en scène à la fois cruelle et métaphysique, la tirade explore la vanité de la vie et l’inéluctabilité de la mort, faisant écho aux interrogations universelles sur le sens de l’existence.
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Pierre (dimanche, 12 janvier 2020 10:15)
Merci cela m’as beaucoup aidé !