Commentaire composé du chapitre 31 du roman Pour qui sonne le glas d'Hemingway
Texte
Extrait du chapitre 31.
Maria raconte à Robert Jordan ce qui lui était arrivé quand les Franquistes ont exécuté les Républicains de son village. Son père, le maire du village, et sa mère tous les deux Républicains, ont été fusillés par les Franquistes. Elle raconte ce qui suit leur mort.
"[...] Nous étions attachées par les poignets, une longue file de jeunes filles et de femmes, et ils nous poussaient sur la colline, à travers les rues, jusqu'à la place. Sur la place, ils se sont arrêtés devant une boutique de coiffeur qui était en face de l'hôtel de ville. Là, les deux hommes nous ont regardées et l'un a dit : " celle-là, c'est la fille du maire " et l'autre a dit : " commence par elle. " Alors ils ont coupés la corde de chaque côté de mes poignets et l'un a dit : " refermez la ligne ". Ces deux là m'ont prise par les bras et m'ont fait entrer dans la boutique du coiffeur, et ils m'ont soulevée pour me mettre dans le fauteuil et ils m'y ont maintenue. Je voyais ma figure dans le miroir, et la figure de ceux qui me tenaient, et la figure des trois autres qui se penchaient sur moi, et je ne les connaissais pas. Dans la glace, je me voyais et je les voyais aussi, mais eux ne voyaient que moi. J'avais l'impression d'être dans un fauteuil de dentiste et qu'il y avait plusieurs dentistes, tous fous. Ma figure, c'est à peine si je la reconnaissais à cause du chagrin qui la changeait, mais je la regardais et je savais que c'était moi. Mais j'avais tellement de chagrin que je n'avais pas peur, je ne sentais rien d'autre que mon chagrin. Dans ce temps là j'avais deux nattes, j'ai vu dans la glace qu'un homme levait une des nattes et il l'a tirée si fort que ça m'a fait mal, tout d'un coup, à travers mon chagrin, et il l'a coupée tout près de la tête avec un rasoir. Et je me voyais avec une seule natte et une touffe de cheveux à la place de l'autre. Et puis il a coupé l'autre natte mais sans la tirer, et le rasoir m'a fait une petite entaille à l'oreille, et j'ai vu le sang qui coulait. [...] Donc, il avait coupé les deux nattes tout près de ma tête avec un rasoir, et les autres riaient, et je ne sentais même pas cette coupure à l'oreille, et alors il est venu devant moi et il m'a frappée à travers la figure avec les nattes, pendant que les autres me tenaient, et il disait : " c'est comme ça qu'on fait des nonnes rouges. Ça t'apprendra à t'unir avec tes frères prolétaires. Épouse du Christ Rouge ! " Et il m'a giflée encore et encore avec ces deux nattes qui avaient été à moi, et puis il me les a mises toutes les deux dans la bouche et les a nouées serrées autour de mon cou pour faire un bâillon et les deux qui me tenaient riaient. Alors, celui qui m'avait frappée m'a passé une tondeuse sur tout le crâne ; d'abord depuis le front jusqu'à la nuque, puis en travers sur toute la tête et derrière les oreilles, et ils me tenaient de façon à ce que je voyais, et je pleurais et je pleurais, mais je ne pouvais pas détourner les yeux de l'horreur de ma figure, avec la bouche ouverte et les nattes qui en sortaient, et ma tête qui sortait nue de sous la tondeuse. Et quand il a eu fini, il a pris le flacon d'iode sur l'étagère du coiffeur, ils avaient tué le coiffeur aussi, parce qu'il faisait partie d'un syndicat ; il était étendu devant la porte de la boutique, et ils me l'avaient fait enjamber quand ils m'avaient amenée là, et alors, avec le pinceau du flacon de teinture d'iode, en dessinant les lettres lentement et soigneusement comme un artiste, et je voyais tout cela dans la glace et je ne pleurais plus parce que mon cœur était de nouveau glacé à cause de mon père et de ma mère, et ce qui m'arrivait maintenant n'était rien, et je le savais."
Commentaire composé
Par quels procédés Hemingway dénonce-t-il les horreurs de la guerre civile ?
I) Le tragique
Hemingway construit un récit profondément tragique en explorant les souffrances de ses personnages, notamment Maria, victime des franquistes, et en décrivant les atrocités infligées à la population civile.
Maria, fille du maire, incarne à la fois une victime individuelle et un symbole républicain brisé par la violence franquiste. La scène où elle est torturée dans une boutique de coiffeur située « en face de l’hôtel de ville » est hautement symbolique : ce lieu public, au cœur du village, souligne l’humiliation collective imposée à la communauté républicaine. Maria, en tant que fille du maire, devient un martyre, sa mutilation servant d’avertissement à toute la population.
Le récit insiste sur son impuissance face à ses bourreaux, symbolisée par la corde qui la lie : « Alors ils ont coupé la corde de chaque côté de mes poignets. » Cet objet banal devient le signe de sa soumission et de son incapacité à se défendre. L'horreur atteint son paroxysme lorsque ses bourreaux la forcent à se regarder dans un miroir : « Je voyais ma figure dans le miroir, et la figure de ceux qui me tenaient. » Le reflet devient une métaphore de sa transformation morale et physique, son visage étant défiguré par le chagrin et la violence.
La coupe de ses nattes symbolise un rite de passage cruel à l’âge adulte : « Dans ce temps-là, j’avais deux nattes. » Ces nattes, symboles de son enfance et de sa féminité, sont brutalement arrachées. Cette mutilation physique s’accompagne d’une souffrance morale encore plus grande : « Mais j’avais tellement de chagrin que je n’avais pas peur. » L’insistance sur la douleur émotionnelle de Maria, surpassant même la douleur physique, crée un pathos qui bouleverse le lecteur.
Hemingway ne limite pas le tragique à Maria, mais l’étend à toute la population civile. Les femmes et jeunes filles sont « poussées sur la colline », un acte déshumanisant qui les réduit à des prisonnières sans défense, semblables à du bétail. Les franquistes isolent ces femmes pour cacher les crimes qui s’ensuivent, instaurant un règne de terreur. La terreur devient palpable dans des détails glaçants : « Ils avaient tué le coiffeur aussi, parce qu’il faisait partie d’un syndicat. » Le corps du coiffeur, laissé en évidence, agit comme un avertissement macabre, renforçant l’atmosphère d’horreur.
II) Une écriture de la terreur
Hemingway adopte un style haché et répétitif, qui reflète le rythme haletant et oppressant des événements, tout en immergeant le lecteur dans la terreur des personnages.
Le style haché, marqué par de nombreuses juxtapositions et coordinations, donne une impression d’accélération des événements, comme dans : « Je voyais ma figure dans le miroir, et la figure de ceux qui me tenaient, et la figure des trois autres qui se penchaient sur moi. » La répétition de « et » traduit l’essoufflement de Maria, incapable de réagir face à l’enchaînement des atrocités. Cette structure reflète aussi l’état de choc de la jeune fille, submergée par la violence.
Des phrases longues et rythmées, comme « Alors, celui qui m’avait frappée m’a passé une tondeuse sur tout le crâne ; d’abord depuis le front jusqu’à la nuque, puis en travers sur toute la tête et derrière les oreilles », amplifient l’impact des scènes de torture. Ces descriptions détaillées et continues créent une tension insoutenable, immergeant le lecteur dans l’horreur subie par Maria.
La répétition des actions violentes et des souffrances subies par les personnages accentue la cruauté des franquistes. Par exemple, « Ces deux-là m’ont prise par les bras et m’ont fait entrer dans la boutique du coiffeur, et ils m’ont soulevée pour me mettre dans le fauteuil » montre la soumission totale de Maria face à ses bourreaux. L’enchaînement rapide des événements souligne l’absence d’échappatoire pour la victime.
Enfin, Hemingway utilise un lexique pauvre et l’intégration de paroles rapportées pour rendre les atrocités encore plus réalistes. Les dialogues des franquistes, tels que « C’est comme ça qu’on fait des nonnes rouges » ou « Ça t’apprendra à t’unir avec tes frères prolétaires », sont crus et dénués de toute complexité, révélant leur brutalité. Cette pauvreté lexicale contraste avec la souffrance intense de Maria, rendant la scène d’autant plus écœurante pour le lecteur.
III) Une dénonciation des horreurs de la guerre civile
Hemingway, par son écriture réaliste et brutale, ne se contente pas de montrer la violence : il dénonce les mécanismes de terreur et de déshumanisation propres à la guerre civile.
Maria, en tant que victime, incarne la souffrance des innocents pris au piège de la guerre. Sa transformation forcée, tant physique que morale, reflète la manière dont la guerre détruit non seulement les corps, mais aussi les âmes. La scène du miroir, où elle est contrainte de se regarder, symbolise cette perte d’identité imposée par la violence.
La terreur exercée sur la population civile est également au cœur de la dénonciation d’Hemingway. En isolant les femmes sur une colline et en les soumettant à des traitements inhumains, les franquistes instaurent un climat de peur destiné à briser tout esprit de résistance. Cette terreur n’est pas seulement physique : elle est aussi psychologique, comme le montre l’exécution publique du coiffeur, conçue pour décourager toute solidarité ou rébellion.
En dénonçant ces atrocités, Hemingway critique également la guerre dans son ensemble, en montrant comment elle transforme des hommes en bourreaux. Les franquistes, décrits comme des « dentistes fous » ou des figures sadiques, incarnent la barbarie à laquelle mène le fanatisme idéologique.
Conclusion
Par une écriture à la fois sobre et percutante, Hemingway expose les horreurs de la guerre civile espagnole à travers des scènes profondément tragiques et une dénonciation des mécanismes de terreur. Le style haché, les répétitions, et la simplicité du vocabulaire créent un réalisme cru qui bouleverse le lecteur, tout en révélant l’ampleur de la barbarie humaine. Hemingway, en montrant la souffrance de Maria et de la population civile, invite à une réflexion universelle sur les ravages de la guerre et sur la nécessité de préserver l’humanité face à la violence.
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