Commentaire composé du chapitre 26 du Petit Prince de Saint-Exupéry
Texte
CHAPITRE XXVI
[...]
- Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j'habiterai dans l'une d'elles, puisque je rirai dans l'une d'elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire !
Et il rit encore.
- Et quand tu seras consolé (on se console toujours) tu seras content de m'avoir connu. Tu seras toujours mon ami. Tu auras envie de rire avec moi. Et tu ouvriras parfois ta fenêtre, comme ça, pour le plaisir... Et tes amis seront bien étonnés de te voir rire en regardant le ciel. Alors tu leur diras: "Oui, les étoiles, ça me fait toujours rire !" Et ils te croiront fou. Je t'aurai joué un bien vilain tour...
Et il rit encore.
- Ce sera comme si je t'avais donné, au lieu d'étoiles, des tas de petits grelots qui savent rire...
Et il rit encore. Puis il redevint sérieux:
- Cette nuit... tu sais... ne viens pas.
- Je ne te quitterai pas.
- J'aurai l'air d'avoir mal... j'aurai un peu l'air de mourir. C'est comme ça. Ne viens pas voir ça, ce n'est pas la peine...
- Je ne te quitterai pas.
Mais il était soucieux.
- Je te dis ça... c'est à cause aussi du serpent. Il ne faut pas qu'il te morde... Les serpents, c'est méchant. Ça peut mordre pour le plaisir...
- Je ne te quitterai pas.
Mais quelque chose le rassura:
- C'est vrai qu'ils n'ont plus de venin pour la seconde morsure...
Cette nuit-là je ne le vis pas se mettre en route. Il s'était évadé sans bruit. Quand je réussis à le rejoindre il marchait décidé, d'un pas rapide. Il me dit seulement:
- Ah! tu es là...
Et il me prit par la main. Mais il se tourmenta encore:
- Tu as eu tort. Tu auras de la peine. J'aurai l'air d'être mort et ce ne sera pas vrai...
Moi je me taisais.
- Tu comprends. C'est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C'est trop lourd.
Moi je me taisais.
- Mais ce sera comme une vieille écorce abandonnée. Ce n'est pas triste les vieilles écorces...
Moi je me taisais.
Il se découragea un peu. Mais il fit encore un effort:
- Ce sera gentil, tu sais. Moi aussi je regarderai les étoiles. Toutes les étoiles seront des puits avec une poulie rouillée. Toutes les étoiles me verseront à boire...
Moi je me taisais.
- Ce sera tellement amusant ! Tu auras cinq cents millions de grelots, j'aurai cinq cents millions de fontaines...
Et il se tut aussi, parce qu'il pleurait...
- C'est là. Laisse-moi faire un pas tout seul.
Et il s'assit parce qu'il avait peur.
Il dit encore:
- Tu sais... ma fleur... j'en suis responsable ! Et elle est tellement faible ! Et elle est tellement naïve. Elle a quatre épines de rien du tout pour la protéger contre le monde...
Moi je m'assis parce que je ne pouvais plus me tenir debout. Il dit:
- Voilà... C'est tout...
Il hésita encore un peu, puis il se releva. Il fit un pas. Moi je ne pouvais pas bouger.
Il n'y eut rien qu'un éclair jaune près de sa cheville. Il demeura un instant immobile. Il ne cria pas. Il tomba doucement comme tombe un arbre. Ça ne fit même pas de bruit, à cause du sable.
Saint-Exupéry, Le Petit Prince
Commentaire composé
Comment à travers un conte Saint-Exupéry fait-il une réflexion sur le suicide ?
I) Un conte philosophique
Saint-Exupéry adopte la forme d’un conte merveilleux pour aborder un sujet profondément tragique : la réflexion sur le suicide. Ce choix permet de transmettre une leçon de vie à travers une apparente simplicité, tout en dissimulant une complexité philosophique.
Dès le début, les éléments traditionnels du conte merveilleux sont présents, comme dans la promesse du Petit Prince : « J'habiterai dans l'une d'elles », où il parle des étoiles. Le lecteur naïf y voit une vision poétique d’un voyage interstellaire, mais ce qui semble être un départ magique est en réalité une annonce voilée de sa mort. Le Petit Prince joue le rôle d’une sorte de bonne fée pour l’aviateur, cherchant à le réconforter : « Ce sera comme si je t'avais donné, au lieu d'étoiles, des tas de petits grelots qui savent rire. » Ces étoiles qui rient incarnent une présence rassurante et joyeuse dans l’obscurité, tout en masquant la tragédie imminente.
La présence du serpent, un symbole traditionnel du mal, renforce la dimension allégorique du récit. « Il ne faut pas qu'il te morde... Les serpents, c'est méchant. » Le serpent, qui représente ici l’outil du passage entre la vie et la mort, est dédramatisé par le Petit Prince, qui minimise la peur pour préserver le lecteur. Le conte est ainsi rythmé par une alternance entre des réflexions graves et des tentatives de légèreté, comme lorsque le Petit Prince affirme : « Ce sera tellement amusant ! Tu auras cinq cents millions de grelots, j'aurai cinq cents millions de fontaines. »
Enfin, la scène finale de la mort du Petit Prince s’inscrit dans une esthétique de douceur propre au merveilleux : « Il tomba doucement comme tombe un arbre. Ça ne fit même pas de bruit, à cause du sable. » Le bruit est absent, le corps est comparé à une vieille écorce abandonnée, et le silence domine, soulignant la solennité de cet instant. En apparence, le conte conserve sa dimension onirique, mais en profondeur, il pose une réflexion poignante sur le sens de la vie et de la mort.
II) Une réflexion sur le suicide
Sous son apparence poétique et légère, Le Petit Prince explore la thématique du suicide, notamment à travers le regard du Petit Prince sur son propre départ. Celui-ci fait preuve d’une résignation sereine, cherchant à rassurer l’aviateur, son ami, sur la nécessité de ce choix. « Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j'habiterai dans l'une d'elles, [...] ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. » Par cette image, il lie sa mort à une forme de continuité affective, cherchant à faire comprendre que son souvenir vivra toujours dans le cœur de ceux qui l’aiment.
Le Petit Prince exprime aussi une réflexion sur le deuil. Il annonce avec une lucidité presque cruelle : « Et quand tu seras consolé (on se console toujours) tu seras content de m'avoir connu. » Cette déclaration, bien que douloureuse, porte une vérité universelle sur la capacité humaine à surmonter les pertes, tout en laissant une empreinte durable dans la mémoire affective.
Cependant, la décision du Petit Prince est profondément marquée par la souffrance. Il explique qu’il ne peut plus porter le poids de son existence terrestre : « Tu comprends. C'est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C'est trop lourd. » Cette phrase, au-delà de son aspect poétique, révèle une détresse psychologique intense, où le « corps lourd » peut être compris comme une métaphore du poids insupportable de la vie.
L’aviateur, quant à lui, tente de dissuader le Petit Prince en lui témoignant un amour inconditionnel. Son anaphore « je ne te quitterai pas » marque une tentative désespérée de le retenir. Mais face à la détermination du Petit Prince, il renonce à lui opposer des arguments, réalisant que la parole est impuissante face à une telle douleur : « Moi je me taisais. » Cette répétition souligne l’acceptation douloureuse de l’inéluctable, l’aviateur étant réduit au silence devant la force de la décision de son ami.
Le serpent, symbole ambivalent, joue un rôle central dans cette réflexion sur le suicide. D’une part, il représente la tentation, mais aussi le passage vers une libération spirituelle. Le Petit Prince en parle avec détachement : « Ce sera comme une vieille écorce abandonnée. Ce n'est pas triste les vieilles écorces. » Pour lui, la mort est une transition nécessaire, et il l’envisage avec une sérénité qui contraste avec la souffrance de l’aviateur.
Enfin, la chute du Petit Prince, silencieuse et dépourvue de violence, renforce le caractère introspectif de cette réflexion : « Il n'y eut rien qu'un éclair jaune près de sa cheville. » Cet éclair, qui symbolise à la fois le venin du serpent et l’âme quittant le corps, inscrit la scène dans une dimension spirituelle où la mort n’est plus une fin, mais une étape.
Conclusion
À travers la forme d’un conte merveilleux, Saint-Exupéry aborde avec délicatesse une réflexion universelle sur le suicide et la souffrance humaine. Le Petit Prince, par son choix de quitter un monde qu’il trouve cruel et dépourvu d’amour, incarne la douleur des adolescents qui, face à un monde d’adultes hostile, choisissent parfois de partir. Mais son discours, empreint de poésie et de sérénité, transforme ce choix tragique en une réflexion lumineuse sur l’amitié, le deuil, et la permanence des souvenirs. Ce texte, sous son apparente légèreté, touche aux questions les plus profondes de l’existence, en montrant que la mort, bien que douloureuse, peut aussi être une invitation à aimer davantage ceux qui restent.
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