Commentaire composé sur Marguerite Yourcenar, « Kâli décapitée »
Texte
Marguerite YOURCENAR, « Kâli décapitée » (extrait), Nouvelles orientales, 1936.
[Dans l’Inde ancienne, les dieux rendus jaloux par la perfection de la déesse Kâli se vengèrent : un soir, un éclair la décapita. Regrettant leur crime, les dieux descendirent dans le monde des morts, retrouvèrent la tête de Kâli et la posèrent sur le corps d’une prostituée. Ramenée ainsi à la vie, la déesse ressent alors un terrible conflit intérieur. Cet extrait est la fin de la nouvelle. ]
À l'orée d'une forêt, Kâli fit la rencontre du Sage.
Il était assis jambes croisées, les paumes posées l'une sur l'autre, et son corps décharné était sec comme du bois préparé pour le bûcher. Personne n'aurait pu dire s'il était très jeune ou très vieux ; ses yeux qui voyaient tout étaient à peine visibles sous ses paupières baissées. La lumière autour de lui se disposait en auréole, et Kâli sentit monter des profondeurs d'elle-même le pressentiment du grand repos définitif, arrêt des mondes, délivrance des êtres, jour de béatitude1 où la vie et la mort seront également inutiles, âge où Tout se résorbe en Rien, comme si ce pur néant qu'elle venait de concevoir tressaillait en elle à la façon d'un futur enfant.
Le Maître de la grande compassion leva la main pour bénir cette passante.
« Ma tête très pure a été soudée à l'infamie, dit-elle. Je veux et ne veux pas, souffre et pourtant jouis, ai horreur de vivre et peur de mourir.
— Nous sommes tous incomplets, dit le Sage. Nous sommes tous partagés, fragments, ombres, fantômes sans consistance. Nous avons tous cru pleurer et cru jouir depuis des séquelles de siècles.
— J'ai été déesse au ciel d'Indra2, dit la courtisane.
— Et tu n'étais pas plus libre de l'enchaînement des choses, et ton corps de diamant pas plus à l'abri du malheur que ton corps de boue et de chair. Peut-être, femme sans bonheur, errant déshonorée sur les routes, es-tu plus près d'accéder à ce qui est sans forme.
— Je suis lasse », gémit la déesse.
Alors, touchant du bout des doigts les tresses noires et souillées de cendres :
« Le désir t'a appris l'inanité3 du désir, dit-il ; le regret t'enseigne l'inutilité de regretter. Prends patience, ô Erreur dont nous sommes tous une part, ô Imparfaite grâce à qui la perfection prend conscience d'elle-même, ô Fureur qui n'es pas nécessairement immortelle... ».
1. Béatitude : bonheur, sérénité de nature religieuse et mystique.
2. Indra : roi des dieux dans la mythologie de l’Inde ancienne.
3. Inanité : caractère de ce qui est vain, inutile, voué à l’échec.
Commentaire composé
Comment la structure du conte permet-elle de faire une morale complexe ?
I) Un conte oriental
Le texte s’inscrit pleinement dans la tradition des contes orientaux, notamment par son cadre spatio-temporel et ses éléments merveilleux. Dès les premières lignes, l’extrait nous transporte dans un univers exotique et mystique : « À l'orée d'une forêt, Kâli fit la rencontre du Sage. » La forêt, souvent présente dans les récits initiatiques, est ici le lieu où Kâli entame son parcours spirituel. Le nom de la protagoniste, Kâli, qui évoque une divinité hindoue, et la mention d’Indra, roi des dieux dans la mythologie indienne, ancrent le récit dans un cadre oriental clairement identifiable.
Le merveilleux s’exprime à travers la transformation de Kâli, une ancienne déesse immortelle. Les dieux, jaloux de sa perfection, décapitent son corps divin et recousent sa tête sur celui d’une prostituée. Cette résurrection sous une forme imparfaite incite la déesse à s’interroger sur son existence : « J'ai été déesse au ciel d'Indra, dit la courtisane. » Cette transformation extraordinaire, propre au genre du conte, sert de point de départ à une réflexion métaphysique.
La figure du Sage, autre élément clé du conte, renforce l’aspect initiatique du récit. Dès son apparition, il est présenté comme un personnage emblématique de la sagesse orientale : « Il était assis jambes croisées, les paumes posées l'une sur l'autre, et son corps décharné était sec comme du bois préparé pour le bûcher. » Son apparence, presque surnaturelle, est marquée par des éléments de sainteté : « La lumière autour de lui se disposait en auréole. » Ce personnage, à la fois maître spirituel et guide, joue un rôle central dans la transmission de la morale à Kâli, mais aussi au lecteur.
II) La morale
Le conte ne se limite pas à une simple narration, il propose un parcours initiatique à la fois pour son héroïne et pour son lecteur. La déesse, en habitant un corps humain, expérimente la souffrance et les contradictions de l’existence mortelle. Lorsqu’elle ressent « le pressentiment du grand repos définitif », Kâli se rapproche d’une vérité universelle : la vie et la mort, dans leur essence, sont équivalentes. Cette prise de conscience s’accompagne d’un tiraillement intérieur, symbolisé par sa condition hybride : « Je veux et ne veux pas, souffre et pourtant jouis, ai horreur de vivre et peur de mourir. » Ces sentiments opposés traduisent les réflexions existentielles de la déesse, qui questionne à la fois la condition humaine et les notions de transcendance.
C’est le Sage qui l’aide à comprendre que l’apparence et la matière ne sont que des illusions. Il lui explique que, même dans un « corps de boue et de chair », elle peut accéder aux vérités spirituelles les plus élevées : « Peut-être, femme sans bonheur, errant déshonorée sur les routes, es-tu plus près d'accéder à ce qui est sans forme. » Ce message, délivré dans un langage à la fois simple et profond, résonne comme une leçon universelle : la véritable liberté ne dépend pas des conditions extérieures, mais d’un dépassement intérieur.
La morale de ce conte, cependant, n’est pas directement accessible. Comme le souligne le Sage, « Nous sommes tous incomplets [...]. Nous avons tous cru pleurer et cru jouir depuis des séquelles de siècles. » Ces mots s’adressent à un lecteur capable d’aller au-delà des apparences et de réfléchir sur les illusions de la vie. Ainsi, la morale du texte s’adresse avant tout aux initiés, ceux qui sont prêts à entreprendre une quête intellectuelle et spirituelle. Le parcours de Kâli devient alors une métaphore pour le lecteur, qui doit lui aussi progresser à travers des étapes pour déchiffrer le sens caché du récit.
Enfin, la morale, comme dans les contes traditionnels, est explicitement énoncée à la fin. Cependant, elle reste volontairement alambiquée : « Le désir t'a appris l’inanité du désir, dit-il ; le regret t’enseigne l’inutilité de regretter. » Ces paroles soulignent le caractère cyclique et paradoxal des émotions humaines, tout en mettant en évidence leur rôle dans la quête de perfection. Le Sage invite Kâli à prendre patience et à accepter son imperfection : « ô Imparfaite grâce à qui la perfection prend conscience d'elle-même. » Ce dernier enseignement, à la fois limpide et complexe, donne au conte une dimension universelle tout en exigeant une interprétation personnelle de la part du lecteur.
En conclusion, la structure du conte, avec son cadre merveilleux, son parcours initiatique et la figure du Sage, permet d’exprimer une morale d’une grande richesse. Cette morale, tout en étant ancrée dans la tradition des contes, se distingue par sa complexité et sa profondeur. Elle invite le lecteur à une réflexion sur la condition humaine, le sens de l’existence et la quête de transcendance, faisant de ce récit bien plus qu’un simple divertissement.
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