Commentaire composé sur Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, chapitre XIII, les Tupinambas
Texte
Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, chapitre XIII, 1578.
[Artisan d’origine modeste et de religion protestante, Jean de Léry participa à une expédition française au Brésil. A cette occasion, il partagea pendant quelque temps la vie des indiens Tupinambas. Vingt ans après son retour en France, il fit paraître un récit de son voyage.]
Au reste, parce que nos Tupinambas sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir1 leur Arabotan, c'est-à-dire bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux qui sur cela me fit telle demande :
« Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c'est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin pour quérir du bois pour vous chauffer, n’y en a-t-il point en votre pays ? »
A quoi lui ayant répondu que oui et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même2 du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, ains3 (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) que les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain :
« Voire4, mais vous en faut-il tant ?
- Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon5) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises6 et de draps rouges, voire même (m’accommodant7 toujours à lui parler de choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’en avez jamais vu par deçà8, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays.
- Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. »
Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre, dit :
« Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? »
- Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. »
Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout, il me demanda derechef :
- « Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ? ». « - A ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux9 à ses frères, soeurs et plus prochains parents. »
« - Vraiment, dit alors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud), à cette heure connais-je10 que vous autres Mairs, c'est-à-dire Français, êtes de grand fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui les a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il), des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui a nous a nourris les nourrira, sans nous en soucier plus avant, nous nous reposons sur cela. »
Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai ouï de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain.
1- Quérir : aller chercher.
2- Ni même : ni surtout.
3- Ains : mais.
4- Voire : soit.
5- En lui faisant trouver bon : pour le persuader.
6- Frises : étoffes de laine.
7- M’accommodant : essayant.
8- Par deçà : chez les Tupinambas, au Brésil.
9- A défaut d’iceux : s’il n’a pas d’enfants.
10- Connais-je : je me rends compte.
Commentaire composé
Comment à travers ce récit de voyage Jean de Léry fait-il une réflexion sur l’altérité ?
I) Un récit de voyage
Jean de Léry commence son récit en plongeant le lecteur dans un univers exotique, où l’altérité est immédiatement mise en avant. Dès les premières lignes, l’usage de termes comme « Tupinambas » ou « Arabotan », qui désignent respectivement le peuple indigène et un type de bois brésilien, témoigne de la découverte d’un monde éloigné et différent. L’exotisme est renforcé par la description des échanges entre les Français et les Tupinambas : « Au reste, parce que nos Tupinambas sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir leur Arabotan ». Ici, le narrateur souligne la surprise des Indiens face au comportement des Européens, qui traversent des mers pour des biens qu’ils utilisent différemment, ce qui accentue le contraste entre les deux cultures.
Léry ne se limite pas à décrire, il évoque aussi les pratiques quotidiennes des Indiens. Par exemple, il explique leur utilisation du bois, non pas pour des teintures, mais pour se chauffer : « mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait ». Ce regard sur les usages locaux illustre le souci d’observer fidèlement les coutumes indigènes, sans jugement, et contribue à la sincérité de son récit. Cette sincérité est affirmée à la fin de l’extrait lorsque le narrateur précise : « Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai ouï de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain. » Cette insistance sur l’authenticité des paroles qu’il rapporte confère au récit une valeur documentaire et renforce sa crédibilité.
II) Une réflexion sur l’altérité
Le dialogue entre Jean de Léry et le vieillard Tupinamba dépasse le simple témoignage ethnographique pour devenir une véritable réflexion sur l’altérité et les différences culturelles. À travers cet échange, le vieillard, pourtant considéré comme un « sauvage » selon les normes européennes, adopte une posture de maître face au narrateur, qui semble désarçonné. Dès la première question : « Que veut dire que vous autres Mairs et Peros [...] veniez de si loin pour quérir du bois pour vous chauffer, n’y en a-t-il point en votre pays ? », il démontre une logique implacable et met en lumière l’absurdité du comportement des Européens. Le vieillard, malgré son éducation différente, se montre capable d’une réflexion qui défie les stéréotypes des Européens sur les peuples indigènes.
Dans ce dialogue, la sagesse empirique du vieillard apparaît comme un outil de critique implicite des pratiques européennes. Lorsqu’il réagit à l’explication commerciale du narrateur en disant : « Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles », il dévoile son scepticisme face à l’exploitation des ressources de son pays. Ce scepticisme est pacifique, mais il révèle une résistance subtile à l’impérialisme européen. Le vieillard ne se contente pas de poser des questions pratiques, il remet aussi en cause les valeurs des Européens, notamment leur obsession pour l’enrichissement matériel. Sa remarque : « Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? » souligne avec ironie la vanité de l’accumulation de biens, surtout face à l’inévitable mortalité humaine.
Jean de Léry, en retranscrivant ces propos, offre une leçon de relativisme culturel. Le vieillard devient un porte-parole de valeurs humanistes, prônant une relation plus simple et harmonieuse avec la nature : « parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui a nous a nourris les nourrira ». Ces paroles, empreintes de sagesse, donnent au dialogue une dimension philosophique et écologique. Elles s’opposent à la vision occidentale centrée sur la domination et l’exploitation, tout en valorisant un mode de vie où l’homme s’intègre dans son environnement sans chercher à le posséder.
Léry utilise également l’ironie pour inverser les préjugés européens. En attribuant ces réflexions au vieillard, il renforce l’idée que les Indiens, malgré leur statut de « sauvages » dans l’imaginaire des colons, sont parfois plus sages et plus réfléchis que leurs conquérants. La réplique finale du vieillard, où il évoque l’amour des siens et le repos dans la terre nourricière, sert de morale à l’extrait : « Nous avons [...] des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons. » Cette déclaration universelle, qui met en avant les valeurs familiales et spirituelles des Indiens, invite les Européens à reconsidérer leurs jugements hâtifs.
En conclusion, à travers ce récit de voyage, Jean de Léry dépasse la simple observation ethnographique pour offrir une critique des pratiques européennes et une réflexion sur l’altérité. En mettant en valeur la sagesse du vieillard Tupinamba, il montre que les différences culturelles ne doivent pas être vues comme une hiérarchie, mais comme une richesse mutuelle. Son récit, par son humanisme, devient une véritable défense des peuples indigènes face aux injustices de la colonisation.
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j'y arrive pas (samedi, 16 septembre 2023 12:30)
question,
1. Comment s'organise cette description des Tupinambas?
2. Quels aspect semblent particulièrement frapper l'auteur?
Pouvez-vous m'aider svp?????