Lecture analytique de Stendhal, La Chartreuse de Parme, les retrouvailles de Fabrice et l'abbé Blanès
Texte
STENDHAL : LA CHARTREUSE DE PARME : LES RETROUVAILLES AVEC L'ABBE BLANES
Fabrice entrait alors sur la petite place de l’église ; ce fut avec
un étonnement allant jusqu’au délire qu’il vit, au second étage de
l’antique clocher, la fenêtre étroite et longue éclairée par la petite
lanterne de l’abbé Blanès. L’abbé avait coutume de l’y déposer, en
montant à la cage de planches qui formait son observatoire, afin
que la clarté ne l’empêchât pas de lire sur son planisphère. Cette
carte du ciel était tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait
appartenu jadis à un oranger du château. Dans l’ouverture, au
fond du vase, brûlait la plus exiguë des lampes, dont un petit
tuyau de fer-blanc conduisait la fumée hors du vase, et l’ombre du
tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses
si simples inondèrent d’émotions l’âme de Fabrice et la
remplirent de bonheur.
Presque sans y songer, il fit avec l’aide de ses deux mains le
petit sifflement bas et bref qui autrefois était le signal de son
admission. Aussitôt il entendit tirer à plusieurs reprises la corde
qui, du haut de l’observatoire ouvrait le loquet de la porte du
clocher. Il se précipita dans l’escalier, ému jusqu’au transport ; il
trouva l’abbé sur son fauteuil de bois à sa place accoutumée ; son
œil était fixé sur la petite lunette d’un quart de cercle mural. De la
main gauche, l’abbé lui fit signe de ne pas l’interrompre dans son
observation ; un instant après il écrivit un chiffre sur une carte à
jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras à
notre héros qui s’y précipita en fondant en larmes. L’abbé Blanès
était son véritable père.
– Je t’attendais, dit Blanès, après les premiers mots
d’épanchement et de tendresse.
L’abbé faisait-il son métier de savant ; ou bien, comme il
pensait souvent à Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il
par un pur hasard annoncé son retour ?
– Voici ma mort qui arrive, dit l’abbé Blanès.
– Comment ! s’écria Fabrice tout ému.
– Oui, reprit l’abbé d’un ton sérieux, mais point triste : cinq
mois et demi ou six mois et demi après que je t’aurai revu, ma vie
ayant trouvé son complément de bonheur, s’éteindra.
Come face al mancar dell alimento
(comme la petite lampe quand l’huile vient à manquer).
Avant le moment suprême, je passerai probablement un ou deux
mois sans parler, après quoi je serai reçu dans le sein de notre
père ; si toutefois il trouve que j’ai rempli mon devoir dans le
poste où il m’avait placé en sentinelle.
« Toi tu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au
sommeil. Depuis que je t’attends, j’ai caché un pain et une
bouteille d’eau-de-vie dans la grande caisse de mes instruments.
Donne ces soutiens à ta vie et tâche de prendre assez de forces
pour m’écouter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir
de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout à fait
remplacée par le jour ; maintenant je les vois beaucoup plus
distinctement que peut-être je ne les verrai demain. Car, mon
enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire
entrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le
vieil homme, l’homme terrestre sera occupé en moi des
préparatifs de ma mort, et demain soir à 9 heures, il faut que tu
me quittes.
Fabrice lui ayant obéi en silence comme c’était sa coutume :
– Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé
de voir Waterloo, tu n’as trouvé d’abord qu’une prison ?
– Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.
– Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton
âme peut se préparer à une autre prison bien autrement dure,
bien plus terrible ! Probablement tu n’en sortiras que par un
crime, mais, grâce au ciel, ce crime ne sera pas commis par toi.
Ne tombe jamais dans le crime avec quelque violence que tu sois
tenté ; je crois voir qu’il sera question de tuer un innocent, qui,
sans le savoir, usurpe tes droits ; si tu résistes à la violente
tentation qui semblera justifiée par les lois de l’honneur, ta vie
sera très heureuse aux yeux des hommes…, et raisonnablement
heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, après un instant de
réflexion ; tu mourras comme moi, mon fils, assis sur un siège de
bois, loin de tout luxe, et détrompé du luxe, et comme moi
n’ayant à te faire aucun reproche grave.
Lecture analytique
Ce texte marque les retrouvailles de Fabrice avec l’abbé Blanès qu'il aime comme un père. Les émotions sont très fortes et montrent que Fabrice a du mal à se contrôler. Fabrice retrouve certains souvenirs liés des perceptions visuelles et auditives.
Le personnage de l’abbé est présenté comme un savant et un ermite. Il accepte sereinement la mort en bon chrétien. Cependant l’abbé Blanès pratique les arts divinatoires, ce qui est interdit par la Bible. Ses prédictions ont souvent conduit Fabrice à commettre des erreurs par le passé, mais celles-ci se confirmeront dans la suite du roman. Les nouvelles prédictions qu’il lui annonce lors de leurs retrouvailles sont à la fois mystérieuses et angoissantes, ce qui est renforcé par l’atmosphère nocturne.
Ce passage constitue une étape importante dans le roman puisqu’il enjolive le passé et rend le futur inquiétant. L’amour filial qui unit Fabrice et l’abbé Blanès dans La chartreuse de Parme donne un sens à la vie de Fabrice en étoffant la dimension psychologique des deux personnages.
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