Commentaire composé sur Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788), Le naufrage du Saint-Géran
Texte
La mer, soulevée par le vent, grossissait à chaque instant, et tout le canal compris entre cette île et l’île d’Ambre n’était qu’une vaste nappe d’écumes blanches, creusées de vagues noires et profondes. Ces écumes s’amassaient dans le fond des anses à plus de six pieds de hauteur, et le vent, qui en balayait la surface, les portait par-dessus l’escarpement du rivage à plus d’une demi-lieue dans les terres. À leurs flocons blancs et innombrables, qui étaient chassés horizontalement jusqu’au pied des montagnes, on eût dit d’une neige qui sortait de la mer. L’horizon offrait tous les signes d’une longue tempête ; la mer y paraissait confondue avec le ciel. Il s’en détachait sans cesse des nuages d’une forme horrible qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux, tandis que d’autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers. On n’apercevait aucune partie azurée du firmament ; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seule tous les objets de la terre, de la mer, et des cieux. Dans les balancements du vaisseau, ce qu’on craignait arriva. Les câbles de son avant rompirent ; et comme il n’était plus retenu que par une seule aussière, il fut jeté sur les rochers à une demi-encâblure du rivage. Ce ne fut qu’un cri de douleur parmi nous. Paul allait s’élancer à la mer, lorsque je le saisis par le bras : « Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr ? - Que j’aille à son secours, s’écria-t-il, ou que je meure ! » Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l’une des extrémités. Paul alors s’avança vers le Saint-Géran, tantôt nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois il avait l’espoir de l’aborder, car la mer, dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau presque à sec, de manière qu’on en eût pu faire le tour à pied ; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d’énormes voûtes d’eau qui soulevaient tout l’avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme avait-il repris l’usage de ses sens qu’il se relevait et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entrouvrait par d’horribles secousses. Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables, et des tonneaux. On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié : une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre. C’était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s’étaient jetés à la mer. Il n’en restait plus qu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s’approcha de Virginie avec respect : nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs : « Sauvez-la, sauvez-la ; ne la quittez pas ! » Mais dans ce moment une montagne d’eau d’une effroyable grandeur s’engouffra entre l’île d’Ambre et la côte, et s’avança en rugissant vers le vaisseau, qu’elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. À cette terrible vue le matelot s’élança seul à la mer ; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.Ô jour affreux ! hélas ! tout fut englouti.
Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788), Le naufrage du Saint-Géran
Commentaire composé
Un roman pathétique et épique
a) La description de la tempête
Tout d’abord, nous avons une description visuelle de la tempête: “La mer, soulevée par le vent, grossissait à chaque instant [...] qu’une vaste nappe d’écumes blanches, creusées de vagues noires et profondes”, “Ces écumes s’amassaient dans le fond des anses à plus de six pieds de hauteur”, “À leurs flocons blancs et innombrables [...] on eût dit d’une neige qui sortait de la mer”. Cette description est minutieuse et nous donne beaucoup de détails maritimes et techniques à propos de la tempête et du bateau. La description des couleurs est aussi présente: “On n’apercevait aucune partie azurée du firmament ; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seule tous les objets de la terre, de la mer, et des cieux”. Ensuite, la description est aussi auditive: “Ce ne fut qu’un cri de douleur parmi nous”. Ces cris des passagers contribuent à renforcer l’angoisse. De plus, le narrateur nous offre une vision apocalyptique de la tempête: “L’horizon offrait tous les signes d’une longue tempête ; la mer y paraissait confondue avec le ciel. Il s’en détachait sans cesse des nuages d’une forme horrible qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux, tandis que d’autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers”. On peut parler d’apocalypse car cette tempête sert de révélateur au caractère des personnages qui sont mis à rude épreuve par le naufrage. Nous avons une personnification du bateau et de la tempête: “revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d’énormes voûtes d’eau qui soulevaient tout l’avant de sa carène”. On constate qu’ils luttent entre eux tels deux géants qui s’affrontent.
b) L’attitude des spectateurs
Précédemment, on a pu voir que la tempête est représentée comme un spectacle effrayant, les spectateurs, eux même ont donc peur: “Ce ne fut qu’un cri de douleur parmi nous”. De plus, on voit que la frayeur a poussé certaines personnes à se jeter à l’eau: “Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables, et des tonneaux”. L’apparition de Virginie dramatise la situation: “La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir”, “On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié”. Le lecteur est spectateur lui aussi, il vit la scène du même point de vue que ceux dans le bateau.
2) L’exaltation des héros
a) Les hommes courageux
On voit que Paul tient à Virginie plus qu’à sa propre vie: “Que j’aille à son secours, s’écria-t-il, ou que je meure !”, “Paul alors s’avança vers le Saint-Géran, tantôt nageant, tantôt marchant sur les récifs”. Aucun obstacle ne l’arrête: “Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme avait-il repris l’usage de ses sens qu’il se relevait et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau”. Le marin, quant à lui, est l’un des derniers à rester sur le bateau: “Il n’en restait plus qu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s’approcha de Virginie avec respect : nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer même de lui ôter ses habits”. Il veut lui retirer ses vêtements afin qu’elle puisse nager jusqu’à la rive en étant libre de ses mouvements, et ainsi, avoir la vie sauve. De plus, lorsqu’elle refuse son aide, il n’insiste pas plus, et décide de quitter le navire : “le matelot s’élança seul à la mer”.
b) La femme vertueuse
Malgré la tempête et la distance qui les sépare, Virginie a réussi à identifier Paul parmi les autres hommes: “une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre. C’était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu”. Virginie est un personnage romanesque amoureux typique du XVIIIème siècle : elle a vécu les tourments de sa passion, et son amour finit mal. Par amour, elle refuse l’aide du marin qui voulait lui retirer sa robe afin qu’elle puisse nager, sauver sa vie et rejoindre Paul : “mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue”. Par son prénom, elle incarne la vertu : “Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux. Ô jour affreux ! hélas ! tout fut englouti”. Ainsi, en raison de sa pureté, Virginie est décrite comme un ange. Elle est si pure qu’elle ne semble pas faite pour la vie terrestre et le lecteur n’est donc pas surpris de la voir rappelée au Ciel.
Pour conclure, on a pu voir que les différents personnages rencontrés incarnent les caractéristiques du personnage de roman du XVIIIème siècle. Ce personnage, amoureux et vertueux, vit les
tourments de sa passion et son amour finit souvent mal. C’est ce qui se passa pour Paul et Virginie, qui, à cause d’un naufrage, finirent éloignés, l’un de l’autre, à jamais. La fin de ce roman
nous rappelle celle de Manon Lescaut, où la femme amoureuse finit par mourir et causer le désespoir de son amant.
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