Commentaire composé sur l'incipit du Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari
I La description d’une photographie
Dans cet incipit, les informations délivrées sont imprécises, comme dans “cette photo, prise pendant l’été 1918” où l’on nous donne pas réellement de date, on sait juste que c’était pendant la guerre. De plus, avec “La cour de l’école est pleine de monde. Toute la journée, dans la canicule de l’été 1918, le photographe a fait le portrait de femmes et d’enfants, d’infirmes, de vieillards et de prêtres, qui défilaient devant son objectif pour y chercher eux aussi un répit”, le narrateur nous semble extérieur à l’histoire, émotionnellement, il n’est pas impliqué dans son récit et il garde toute sa neutralité, comme un historien. L’atmosphère et morbide, fantomatique: “Autour d’eux, tout est d’un blanc laiteux, on ne distingue ni sol ni murs”. Avec la citation “Elle est assise en robe de deuil, immobile et sans âge, un foulard sombre sur la tête, les mains posées à plat sur les genoux, et elle fixe si intensément un point situé bien au-delà de l’objectif qu’on la dirait indifférente à tout ce qui l’entoure”, on devine que son mari est peut-être mort à la guerre, elle n’a pas l’impression de vivre, le temps s’est arrêté pour elle depuis son deuil. Pour finir, on peut voir qu’il y a une description précise de l’attitude des personnages de plus d’une forte dimension picturale dans le texte: “son fils Jean-Baptiste, coiffé d’un béret à pompon, qui se blottit craintivement contre elle [...], qui dissimule son petit visage blême et boudeur derrière les longues mèches désordonnées de ses cheveux noirs”. A travers la description de la photographie, on devine le passé de la famille.
II Le récit du passé d’une famille
Avec “ils semblent flotter comme des spectres dans la brume étrange qui va bientôt les engloutir et les effacer”: toute la famille semble déjà morte sur la photo, comme s’il n’y avait plus d’espoir. Le personnage de Jean-Baptiste est un garçon peureux et craintif, l’étroitesse de son costume symbolise son angoisse: “Jean-Baptiste, coiffé d’un béret à pompon, qui se blottit craintivement contre elle, serré dans un costume marin trop étroit”. Les trois filles aînées, quant-à-elle, sont condamnées à l’inaction dans une société corse très misogyne: “ses trois filles aînées, alignées derrière elle, toutes raides et endimanchées, les bras figés le long du corps”. La benjamine, prénommée Jeanne-Marie, est une petite fille avec un caractère bien trempé, on devine que c’est un personnage important de ce roman car on nous décrit son caractère, alors que seul l’apparence des autres est décrite: “qui dissimule son petit visage blême et boudeur derrière les longues mèches désordonnées de ses cheveux noirs”. Elle nous révèle la pauvreté, la misère de cette famille car la benjamine doit être, certainement, la plus choyée et pourtant elle n’a pas même de chaussures : “seule au premier plan, la plus jeune, Jeanne-Marie, pieds nus et en haillons”, “en séchant de temps en temps les larmes de Jeanne-Marie qui avait honte de sa robe trouée et de ses pieds nus”. On se rend compte aussi que les vêtements sont recyclés de génération en génération : “Ils ont sorti les habits de fête qu’ils ne mettent jamais d’un placard truffé de naphtaline et il leur a fallu consoler Jeanne-Marie, qui n’a que quatre ans et ne possède encore ni robe neuve ni chaussures”. Après avoir évoqué le passé de la famille, nous allons montrer comment Marcel, qui n’est pas encore né au moment de la prise de la photo, devient le garant de la famille.
III Marcel, le garant de la famille
Le personnage de Marcel est à la recherche d’une réponse à l’énigme de l’absence de son père : “cette photo, prise pendant l’été 1918, que Marcel Antonetti s’est obstiné à regarder en vain toute sa vie pour y déchiffrer l’énigme de l’absence”. Dans la vie de sa mère, un vide profond est présent, et c’est lui qui est venu le combler, à sa naissance: “Et à chaque fois qu’il croise le regard de sa mère, Marcel a l’irrépressible certitude qu’il lui est destiné et qu’elle cherchait déjà, jusque dans les limbes, les yeux du fils encore à naître, et qu’elle ne connaît pas”. Mais il ne redonne vie non pas qu’à sa mère, mais aussi au reste de la famille: “Marcel contemple d’abord le spectacle de sa propre absence. Tous ceux qui vont bientôt l’entourer de leurs soins, peut-être de leur amour, sont là mais, en vérité, aucun d’eux ne pense à lui et il ne manque à personne”. Au moment de la photographie, Marcel n’est pas encore né : “Ils sont réunis et Marcel n’est pas là”. Ce texte porte une réflexion sur le passage du temps puisqu’au moment où le narrateur raconte l’histoire, toutes les personnes présentes sur la photo sont mortes sauf Marcel : “Et pourtant, par le sortilège d’une incompréhensible symétrie, maintenant qu’il les a portés en terre l’un après l’autre”. Marcel devient donc le garant de l’existence des personnes présentes sur la photographie alors même qu’à ce moment elles n’imaginaient même pas que Marcel aurait un rôle à jouer dans leurs vies : “ils n’existent plus que grâce à lui et à l’obstination de son regard fidèle, lui auquel ils ne pensaient même pas en retenant leur respiration au moment où le photographe déclenchait l’obturateur de son appareil”. Marcel accomplit un devoir de mémoire pour la survie de sa famille : “lui qui est maintenant leur unique et fragile rempart contre le néant, et c’est pour cela qu’il sort encore cette photo du tiroir où il la conserve soigneusement”. Pourtant il déteste cette photo qui lui rappelle la misère des origines familiales et le mystère de l’absence du père : “bien qu’il la déteste comme il l’a, au fond, toujours détestée”. Comme l’écrit Théophile Gautier dans Arria Marcella, “on n’est véritablement mort que lorsqu’on n’est plus aimé”, c’est pourquoi ce devoir de mémoire revêt une telle importance : “parce que s’il néglige un jour de le faire, il ne restera plus rien d’eux, la photo redeviendra un agencement inerte de tâches noires et grises et Jeanne-Marie cessera pour toujours d’être une petite fille de quatre ans”.
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