Commentaire composé sur Camus, Les Justes, acte II, Le sacrifice en question
Texte
Camus, Les Justes, acte II, Le sacrifice en question
« En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du Tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont précédé et suivi font le sujet des Justes », écrit Camus dans l’avant- propos de sa pièce.
Kaliayev (Yanek) est chargé de tuer le Tsar mais il ne peut accomplir son geste : deux enfants et une femme sont dans la calèche. Un débat sur le sacrifice s’engage entre les camarades.
Acte II
[…]
Dora – Yanek accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort peut avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim. Cela n’est déjà pas facile. Mais la mort des neveux du grand-duc n’empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites.
Stepan, violemment – Il n’y a pas de limites. La vérité est que vous ne croyez pas à la révolution. (Tous se lèvent, sauf Yanek.) Vous n’y croyez pas. Si vous y croyiez totalement, complètement, si vous étiez sûrs que par nos sacrifices et nos victoires, nous arriverons à bâtir une Russie libérée du despotisme, une terre de liberté qui finira par recouvrir le monde entier, si vous ne doutiez pas qu’alors, l’homme, libéré de ses maîtres et de ses préjugés, lèvera vers le ciel la face des vrais dieux, que pèserait la mort de deux enfants ? Vous vous reconnaîtriez tous les droits, tous, vous m’entendez. Et si cette mort vous arrête, c’est que vous n’êtes pas sûrs d’être dans votre droit. Vous ne croyez pas à la révolution.
Silence, Kaliayev se lève.
Kaliayev – Stepan, j’ai honte de moi et pourtant je ne te laisserai pas continuer. J’ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s’annoncer un despotisme qui, s’il s’installe jamais, fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être un justicier
Stepan– Qu’importe que tu ne sois pas un justicier, si justice est faite, même par des assassins. Toi et moi, ne sommes rien.
Kaliayev – Nous sommes quelque chose et tu le sais bien puisque c’est au nom de ton orgueil que tu parles encore aujourd’hui.
Stepan – Mon orgueil ne regarde que moi. Mais l’orgueil des hommes, leur révolte, l’injustice où ils vivent, cela, c’est notre affaire à tous.
Kaliayev.– Les hommes ne vivent pas que de justice.
Stepan – Quand on leur vole le pain, de quoi vivraient-ils donc, sinon de justice ?
Kaliayev– De justice et d’innocence.
Stepan. – L’innocence ? Je la connais peut-être. Mais j’ai choisi de l’ignorer et de la faire ignorer à des milliers d’hommes pour qu’elle prenne un jour un sens plus grand.
Kaliayev– Il faut être bien sûr que ce jour arrive pour nier tout ce qui fait qu’un homme consente à vivre.
Stepan. – J’en suis sûr.
Kaliayev– Tu ne peux pas l’être. Pour savoir qui, de toi ou de moi, a raison, il faudra peut-être le sacrifice de trois générations, plusieurs guerres, de terribles révolutions. Quand cette pluie de sang aura séché sur la terre, toi et moi serons mêlés depuis longtemps à la poussière.
Stepan – D’autres viendront alors, et je les salue comme mes frères.
Kaliayev, criant. – D’autres… Oui ! Mais moi, j’aime ceux qui vivent aujourd’hui sur la même terre que moi, et c’est eux que je salue. C’est pour eux que je lutte et que je consens à mourir. Et pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je n’irai pas frapper le visage de mes frères. Je n’irai pas ajouter à l’injustice vivante pour une justice morte. (Plus bas, mais fermement ). Frères, je veux vous parler franchement et vous dire au moins ceci que pourrait dire le plus simple de nos paysans : tuer des enfants est contraire à l’honneur. Et, si un jour, moi vivant, la révolution devait se séparer de l’honneur, je m’en détournerais. Si vous le décidez, j’irai tout à l’heure à la sortie du théâtre, mais je me jetterai sous les chevaux.
Stepan.– L’honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches.
Kaliayev. – Non. Il est la dernière richesse du pauvre. Tu le sais bien et tu sais aussi qu’il y a un honneur dans la révolution. C’est celui pour lequel nous acceptons de mourir. […]
Commentaire composé
I) Le débat mis en scène
a) Le personnage de Stepan
On voit dès le début du texte grâce à la didascalie “Stepan, violemment”, que Stepan est un personnage violent. Les didascalies sont importantes car elles traduisent la gestuelle du personnage, son tempérament. Stepan est un personnage ambitieux et qui ferait tout pour accomplir son but, ce qui provoque l’opposition de Kaliayev : “Stepan, j’ai honte de moi et pourtant je ne te laisserai pas continuer”. Le personnage de Stepan se dessine à travers le regard que porte sur lui les autres personnages, Kaliayev et Dora. Stepan a un profil de dictateur : “Mais derrière ce que tu dis, je vois s’annoncer un despotisme”. En plus d’être extrémiste, il est orgueilleux: “c’est au nom de ton orgueil que tu parles encore aujourd’hui”.
b) Le personnage de Kaliayev
Contrairement à Stepan, Kaliayev a pour objectif d’être un justicier, et non un assassin: “fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être un justicier”. S’il tue, c’est pour se mettre en service du peuple : “C’est pour eux que je lutte et que je consens à mourir”. C’est un personnage plus calme et réfléchi, mais qui se met quand même en colère lorsque Stepan devient despotique: “Kaliayev, criant”.
Lors de ce débat, on a pu voir deux personnalités différentes, et maintenant, nous allons voir le points de vue des personnages sur la mort et sur le sacrifice.
II) Le sacrifice en question
a) Une réflexion sur la mort
La pièce “Les justes” introduit une réflexion sur la mort qui est portée sur les deux personnages principaux : pour Stepan la mort est un mal nécessaire (“Et si cette mort vous arrête, c’est que vous n’êtes pas sûrs d’être dans votre droit”), alors que pour Kaliayev la mort doit être évitée à chaque fois que c’est possible (“tuer des enfants est contraire à l’honneur. Et, si un jour, moi vivant, la révolution devait se séparer de l’honneur, je m’en détournerais”).
b) Pourquoi commettre un sacrifice ?
Kaliayev est conscient que le sacrifice doit se faire dans la durée, il faut lui consacrer du temps : “Pour savoir qui, de toi ou de moi, a raison, il faudra peut-être le sacrifice de trois générations, plusieurs guerres, de terribles révolutions”. Le but de ce groupe de terroristes est de libérer le peuple : “si vous étiez sûrs que par nos sacrifices et nos victoires, nous arriverons à bâtir une Russie libérée du despotisme, une terre de liberté qui finira par recouvrir le monde entier”.
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