Commentaire composé sur Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes - L’embarcadère

Commentaire composé sur Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes - L’embarcadère

Texte

Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadère, autour de la longue maison châtelaine aux ailes inégales, comme une église. Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain les roseaux, à perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des étangs venait de ce côté mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues clapotantes.

Désoeuvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sablée comme un chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces délabrées ou abandonnées, sur des débarras encombrés de brouettes, d'outils rouillés et de pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre bout des bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable.

C'étaient deux femmes, l'une très vieille et courbée; l'autre, une jeune fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les déguisements de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire.

Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tard bien grossier:

"Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique - peut-être une actrice qu'on a mandée pour la fête".

Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu penché; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'était jamais la grande jeune fille.

Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes...

Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sa compagne:

"Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?..."

Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait de causer gaiement et de rire. La jeune fille répondait doucement. Et lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle eut ce même regard

innocent et grave, qui semblait dire:

"Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais".

D'autres invités étaient maintenant épars entre les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance accostaient, prêts à recevoir les promeneurs. Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient être la châtelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondément, et les demoiselles s'inclinaient. Étrange matinée! Étrange partie de plaisir! Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode…

Commentaire composé

La vision subjective de Meaulnes

Un récit restitué en focalisation interne

Dans ce passage, nous adoptons le point de vue de Meaulnes, en focalisation interne. Celui-ci est en quête de l'embarcadère, ce qui l'oblige à regarder de tous côtés, annonçant ainsi la rencontre imminente. Les mots tels que "errer" et "désœuvré" montrent que le personnage n'était pas prêt pour cette rencontre, illustrant la vacance de son esprit. Meaulnes perçoit d'abord Yvonne par le bruit, "il entendit des pas grincer sur le sable", mis en avant par le modalisateur "soudain". Sa première vision d'Yvonne est celle d'une actrice au costume extraordinaire, une perception péjorative à l'époque où les actrices menaient souvent une vie dissolue. Cependant, sa perception change lorsqu'il la décrit comme ayant des traits "dessinés avec une finesse douloureuse" et portant la "plus simple et sage des toilettes". Ce contraste met en lumière l'évolution de son regard, passant d'une vision excentrique à une fascination pour la vertu et la simplicité de la jeune fille. Meaulnes rêve alors de cette rencontre, superposant plusieurs niveaux de temporalités.

Un portrait féminin

Le portrait de la vieille dame dans ce passage sert à mettre en contraste celui de la jeune fille. Les descriptions telles que "courbée" et "élancée", "très vieille" et "jeune fille" accentuent ce contraste. L'insistance sur le poids du portrait, avec des termes comme "lourde chevelure" et "traits presque douloureux", semble annoncer la souffrance amoureuse à venir entre Meaulnes et Yvonne. Meaulnes devient plus attentif, observant avec perplexité et ayant le temps d’apercevoir chaque détail, ce qui souligne l'importance de cette rencontre.

La mise en scène de la rencontre

Le décor

Yvonne est la fille de la châtelaine, renforçant l'attitude sérieuse et respectueuse des personnages qui "saluaient profondément". La maison est comparée à une église, "comme une église", suggérant une sacralisation de Yvonne ou l'union future entre elle et Meaulnes. Cette comparaison avec l'église confère une dimension quasi-religieuse à la scène.

Un paysage apaisant

Le temps semble échapper à la réalité, transportant Meaulnes dans une journée de printemps sous un soleil d'hiver. Les personnages apparaissent progressivement, contrastant avec les animations de la veille. Le lien avec la nature et l'animation progressive des invités apportent une atmosphère de calme et d'attente, accentuant l'importance de ce moment.

L’importance des déguisements

Le déguisement de Meaulnes lui permet de devenir un autre homme, tout en conservant la vérité de son cœur. Les déguisements des autres personnages ajoutent un caractère festif à la scène, mais paradoxalement, ils permettent également à Meaulnes de percevoir la réalité sous un autre jour, révélant ainsi la vérité de ses sentiments.

La présence conjointe

Des notations réalistes

Le paysage décrit est typique de la Sologne, avec ses étangs, ses roseaux et ses points d'eau, incluant l'embarcadère et la maison de châtelaine. Cette description réaliste ancre la scène dans un cadre identifiable et tangible.

La présence de l'étrangeté

Les déguisements créent une réalité différente, et la description des objets cassés conservés dans les pièces ajoute une touche de mystère. Les verbes modalisateurs comme "paraître" et "sembler" introduisent un doute sur la fiabilité de la vision de Meaulnes, donnant un caractère onirique à la scène. Les exclamations soulignent le décalage et le rêve qui teinte cette rencontre. La focalisation de Meaulnes, qui superpose différents moments, renforce ce caractère onirique. La réaction d’Yvonne semble plus être une reconnaissance qu’une véritable rencontre.

Conclusion

Ce passage central du roman met en scène la rencontre entre Meaulnes et Yvonne, une rencontre à la fois réaliste, étrange et symbolique. La femme est idéalisée et mystérieuse, rappelant l'amour impossible entre Roméo et Juliette de William Shakespeare. Cette rencontre semble prédestinée à être marquée par la souffrance, soulignant la complexité des sentiments de Meaulnes et la nature éphémère de l'amour qu'il éprouve.


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