Analyse du Bal du Comte d'Orgel de Radiguet
L'arrivée au dancing clandestin
Les habitants de la banlieue parisienne regardent les aristocrates qui se rendent au dancing clandestin comme une attraction : « Le public des cinémas de Montrouge, après le programme du samedi, s’était offert un supplément facultatif ». Cette fascination est réciproque : « On pensait plus à la révolution dans les voitures que dehors ». Le texte installe les personnages dans un climat d’irréalité. Le décor ressemble à un conte de fées avec le château illuminé (« des hommes munis de lampes de poche indiquaient le chemin du château aux automobilistes »), les manteaux de fourrure (« des timides remontaient frileusement leurs cols de zibeline »). Radiguet porte un regard critique sur ses personnages. En effet, les aristocrates sont inquiets face à la foule venue les observer : « Une parvenue sent son collier à son cou ; mais il fallait ces regards pour que les élégantes sentissent leurs perles auxquelles un poids nouveau ajoutait de la valeur ». Les phrases de la description s’enchaînent rapidement, ce qui reproduit le sentiment d’oppression ressenti par les aristocrates. Les banlieusards, désignés par le terme péjoratif de « populace », est présenté comme une foule d’abrutis éblouis par les richesses qui s’étalent sous leurs yeux.
Le bal au dancing
Le Bal du comte d’Orgel est un roman psychologique, comme La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette. Toute l’intrigue est basée sur l’évolution des sentiments des personnages. Dans cet extrait on devine que Madame d’Orgel qui est très éprise de son mari au début de leur mariage (« Son amour était si fort qu’il déteignait sur Anne et faisait croire à la réciprocité ») va bientôt se consumer d’une passion dévorante pour François de Séryeuse. Et si à ce moment du récit « François ne devinait rien de cela », le lecteur, lui, peut en voir les signes laissés par le narrateur grâce à l’emploi du discours indirect libre (« Pouvait-on accuser Anne de ne devoir qu’à l’habitude son entente avec Mahaut ? »). L’attitude des personnages repose essentiellement sur le paraître. Cependant, François, à trop s’efforcer d’être un bon ami pour le couple d’Orgel (« François ne cherchait pas dans ce ménage une fissure par où s’introduire »), laisse deviner au lecteur que son amour pour la comtesse d’Orgel finira malgré lui par causer des dégâts car il est sincère et profond (« Il éprouvait un sentiment bien distinct de ceux dont il avait l’habitude »). Il est dérangé par la scène de séduction que lui joue Hester Wayne « S’efforçant de lui plaire, de briller, elle s’accrochait à une image, à une pensée ». La référence au philtre d’amour de Tristan et Iseut montre bien que le lien qui unit Mahaut à François est bien plus fort qu’ils ne le pensent et que malgré tous leurs efforts pour échapper à cet amour interdit, ils ne pourront résister à cette passion.
L'album de photos
Les deux personnages sont embarrassés d’être seuls en l’absence du mari de la comtesse qui joue d’habitude un rôle de diversion qui les empêche de se dévoiler l’un à l’autre leur amour. Dans ce moment de face à face où chacun essaye péniblement de dissimuler ses sentiments, la tension est grande entre les deux amoureux : « Il cherchait la cause matérielle de son malaise ». Grâce à l ‘emploi du discours indirect libre, le narrateur nous donne accès aux pensées du personnage de François : « Avait-il changé ? Aimait-il encore ? Il ne retrouvait plus la chaleur de cette pièce ». Le personnage est en détresse seul face à celle qu’il aime en secret sans savoir qu’elle l’aime aussi en retour. L’album de photographies, feuilleté pour meubler la conversation, ne fait qu’aggraver le malaise puisqu’il met en lumière la belle Viennoise avec laquelle Anne a failli avoir une liaison ; épisode qui a été l’occasion pour le lecteur de découvrir les infidélités passées du comte d’Orgel. Cependant la jalousie de Mahaut porte plus sur le fait que François trouve la Viennoise jolie que sur la révélation qu’elle a subitement de l’infidélité de son mari : « Elle crut que c’était […] car son système de mensonges inconscients venait de lui révéler soudain les raisons de son antipathie, et de lui dévoiler le manège de cette femme auprès d’Anne. Elle se calma aussitôt, ce qui n’aurait point dû être ». Cette dernière intervention du narrateur (« ce qui n’aurait point dû être ») révèle que Mahaut est davantage jalouse de François que de son mari et donc que c’est bien de François qu’elle est amoureuse.
La scène de l'aveu
L’emploi du discours indirect libre permet d’accéder à la complexité psychologique des personnages, Mahaut étant tiraillée entre l’amour et la haine, et Anne étant paralysé par l’habitude de dissimuler ses sentiments. Madame d’Orgel finit par avouer à son mari qu’elle est éprise de François car après s’être longtemps contenue par respect pour le Comte, la cruauté avec laquelle il a traité le pauvre réfugié Russe lors du dîner a brisé l’image admirable que Mahaut avait d’Anne : « mais n’y avait-il pas aussi dans sa hâte un peu de ce besoin instinctif de punir une inconscience dont la scène du chapeau n’avait été qu’une image d’un sou ? » Le comte d’Orgel est un personnage empêtré dans les conventions sociales qui, à force de jouer un rôle pour tenir son rang et épater son public, finit par se couper totalement de ses sentiments : « Que se passait-il chez Anne d’Orgel ? Croyait-il Mahaut, et ses sentiments étaient-ils paralysés par une douleur trop forte ? En tout cas, il ne sentait rien. »
Écrire commentaire