Analyse du Jeu de l'amour et du hasard acte III scène 8 de Marivaux
Texte
LE JEU DE L'AMOUR ET DU HASARD
Acte III
SCÈNE 8
DORANTE, SILVIA
DORANTE, à part.
Qu'elle est digne d'être aimée ! Pourquoi faut-il que Mario m'ait prévenu ?
SILVIA
Où étiez-vous donc Monsieur ? Depuis que j'ai quitté Mario je n'ai pu vous retrouver pour vous rendre compte de ce que j'ai dit à Monsieur Orgon. Je ne me suis pourtant pas éloigné ; mais de quoi s'agit-il ?
SILVIA, à part.
Quelle froideur ! (Haut.) J'ai eu beau décrier votre valet et prendre sa conscience à témoin de son peu de mérite, j'ai eu beau lui représenter qu'on pouvait du moins reculer le mariage, il ne m'a pas seulement écoutée ; je vous avertis même qu'on parle d'envoyer chez le notaire, et qu'il est temps de vous déclarer.
DORANTE
C'est mon intention ; je vais partir incognito, et je laisserai un billet qui instruira Monsieur Orgon de tout.
SILVIA, à part.
Partir ! Ce n'est pas là mon compte.
DORANTE
N'approuvez-vous pas mon idée ?
SILVIA
Mais... pas trop.
DORANTE
Je ne vois pourtant rien de mieux dans la situation où je suis, à moins que de parler moi-même, et je ne saurais m'y résoudre ; j'ai d'ailleurs d'autres raisons qui veulent que je me retire : je n'ai plus que faire ici.
SILVIA
Comme je ne sais pas vos raisons, je ne puis ni les approuver, ni les combattre ; et ce n'est pas à moi à vous les demander.
DORANTE
Il vous est aisé de les soupçonner, Lisette.
SILVIA
Mais je pense, par exemple, que vous avez du dégoût pour la fille de Monsieur Orgon.
DORANTE
Ne voyez-vous que cela ?
SILVIA
Il y a bien encore certaines choses que je pourrais supposer ; mais je ne suis pas folle, et je n'ai pas la vanité de m'y arrêter.
DORANTE
Ni le courage d'en parler ; car vous n'auriez rien d'obligeant à me dire : adieu Lisette.
SILVIA
Hum, si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus.
DORANTE
À merveille ! Et l'explication ne me serait pas favorable, gardez-moi le secret jusqu'à mon départ.
SILVIA
Quoi, sérieusement, vous partez ?
DORANTE
Vous avez bien peur que je ne change d'avis
SILVIA
Que vous êtes aimable d'être si bien au fait !
DORANTE
Cela est bien naïf. Adieu. (Il s'en va.)
SILVIA, à part.
S'il part, je ne l'aime plus, je ne l'épouserai jamais... (Elle le regarde aller.) Il s'arrête pourtant, il rêve, il regarde si je tourne la tête, je ne saurais le rappeler moi... Il serait pourtant singulier qu'il partît après tout ce que j'ai fait ? ... Ah, voilà qui est fini, il s'en va, je n'ai pas tant de pouvoir sur lui que je le croyais : mon frère est un maladroit, il s'y est mal pris, les gens indifférents gâtent tout. Ne suis-je pas bien avancée ? Quel dénouement !... Dorante reparaît pourtant ; il me semble qu'il revient, je me dédis donc je l'aime encore... Feignons de sortir, afin qu'il m'arrête : il faut bien que notre réconciliation lui coûte quelque chose.
DORANTE, l'arrêtant.
Restez, je vous prie, j'ai encore quelque chose à vous dire.
SILVIA
A moi, Monsieur ?
DORANTE
J'ai de la peine à partir sans vous avoir convaincue que je n'ai pas tort de le faire.
SILVIA
Eh, Monsieur, de quelle conséquence est-il de vous justifier auprès de moi ? Ce n'est pas la peine, je ne suis qu'une suivante, et vous me le faites bien sentir.
DORANTE
Moi, Lisette! est-ce à vous à vous plaindre ? Vous qui me voyez prendre mon parti sans me rien dire.
SILVIA
Hum, si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus.
DORANTE
Répondez donc, je ne demande pas mieux que de me tromper. Mais que dis-je ! Mario vous aime.
SILVIA
Cela est vrai.
DORANTE
Vous êtes sensible à son amour, je l'ai vu par l'extrême envie que vous aviez tantôt que je m'en allasse, ainsi, vous ne sauriez m'aimer.
SILVIA
Je suis sensible à son amour, qui est-ce qui vous l'a dit ? Je ne saurais vous aimer, qu'en savez-vous ? Vous décidez bien vite.
DORANTE
Eh bien, Lisette, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, instruisez-moi de ce qui en est, je vous en conjure.
SILVIA
Instruire un homme qui part !
DORANTE
Je ne partirai point.
SILVIA
Laissez-moi, tenez, si vous m'aimez, ne m'interrogez point ; vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ?
DORANTE
Ce qu'ils m'importent, Lisette ? Peux-tu douter encore que je ne t'adore ?
SILVIA
Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m'en persuadez-vous, que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là Monsieur ? Je vais vous parler à cœur ouvert, vous m'aimez, mais votre amour n'est pas une chose bien sérieuse pour vous, que de ressources n'avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu'il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l'envie qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements d'un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement, vous en rirez peut-être au sortir d'ici, et vous aurez raison ; mais moi, Monsieur, si je m'en ressouviens, comme j'en ai peur, s'il m'a frappée, quel secours aurai-je contre l'impression qu'il m'aura faite ? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? Savez-vous bien que si je vous aimais, tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l'état où je resterais, ayez la générosité de me cacher votre amour : moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes, l'aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.
DORANTE
Ah, ma chère Lisette, que viens-je d'entendre ! Tes paroles ont un feu qui me pénètre, je t'adore, je te respecte, il n'est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne ; j'aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t'appartiennent.
SILVIA
En vérité ne mériteriez-vous pas que je les prisse, ne faut-il pas être bien généreuse pour vous dissimuler le plaisir qu'ils me font, et croyez-vous que cela puisse durer ?
DORANTE
Vous m'aimez donc ?
SILVIA
Non, non ; mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous.
DORANTE
Vos menaces ne me font point de peur.
SILVIA
Et Mario, vous n'y songez donc plus ?
DORANTE
Non, Lisette ; Mario ne m'alarme plus, vous ne l'aimez point, vous ne pouvez plus me tromper, vous avez le cœur vrai, vous êtes sensible à ma tendresse, je ne saurais en douter au transport qui m'a pris, j'en suis sûr, et vous ne sauriez plus m'ôter cette certitude-là.
SILVIA
Oh, je n'y tâcherai point gardez-la, nous verrons ce que vous en ferez.
DORANTE
Ne consentez-vous pas d'être à moi ?
SILVIA
Quoi, vous m'épouserez malgré ce que vous êtes, malgré la colère d'un père, malgré votre fortune ?
DORANTE
Mon père me pardonnera dès qu'il vous aura vue, ma fortune nous suffit à tous deux, et le mérite vaut bien la naissance : ne disputons point, car je ne changerai jamais.
SILVIA
Il ne changera jamais ! Savez-vous bien que vous me charmez, Dorante ?
DORANTE
Ne gênez donc plus votre tendresse, et laissez-la répondre...
SILVIA
Enfin, j'en suis venue à bout ; vous, vous ne changerez jamais ?
DORANTE
Non, ma chère Lisette.
SILVIA
Que d'amour !
Commentaire composé
Problématique: Comment à travers cette scène de comédie, le stratagème mène à l’aveu des sentiments et à l’Amour véritable?
I. Une scène construite comme une scène de dépit amoureux
La scène s'ouvre sur une atmosphère de rupture amoureuse, immédiatement mise en place par une didascalie externe : « à part : Quelle froideur ! ». Ce commentaire montre l'état d'esprit de Silvia, déconcertée par l'attitude de Dorante qui annonce son départ imminent : « C'est mon intention ; je vais partir incognito ». Cette phrase marque un point de rupture clair dans l'échange entre les deux personnages. Cependant, Dorante, malgré son intention déclarée, sollicite encore l'avis de Silvia : « N'approuvez-vous pas mon idée ? », comme s'il espérait un signe de réconciliation. Silvia, de son côté, semble ne pas adhérer à cette décision : « Partir ! Ce n'est pas là mon compte. », tout en ne répondant pas directement à Dorante. Le personnage est partagé entre la perplexité et le refus d'accepter cette décision, ce que révèle son « Mais... pas trop », exprimant ainsi son désarroi.
La scène est alors ponctuée par des adieux : « adieu Lisette », « Adieu (Il s'en va) », qui marquent symboliquement la rupture, bien que Silvia semble troublée par l'idée que Dorante la quitte. Elle tente de comprendre les raisons de son départ : « Il serait pourtant singulier qu'il partît après tout ce que j'ai fait », se demandant si elle-même n'est pas la cause de cette décision. La prise de conscience de Silvia s'exprime dans l'aveu : « Ah, voilà qui est fini, il s'en va, je n'ai pas tant de pouvoir sur lui que je le croyais ». Cette phrase dévoile l'illusion dans laquelle elle vivait, pensant avoir un contrôle sur Dorante, alors que ce dernier semble échapper à son entreprise. Toutefois, l'espoir renaît aussitôt lorsqu'elle remarque : « Dorante reparaît pourtant ; il me semble qu'il revient ». La tension dramatique oscille donc entre désespoir et espoir, chaque personnage exprime de piéger l'autre tout en se dévoilant.
Le dialogue entre Silvia et Dorante devient alors un jeu subtil où chacun tente de déstabiliser l'autre. Dorante, par exemple, utilise des sous-entendus pour tester la réaction de Silvia : « Il vous est aisé de les soupçonner, Lisette ». Cette réponse contient une critique implicite, envoyée à l'indifférence apparente de Silvia. Silvia, quant à elle, prétend ne pas comprendre les raisons de Dorante : « Je ne sais pas vos raisons », alors qu'elle les devine parfaitement. Elle adopte une posture de supériorité morale en affirmant : « je n'ai pas la vanité de m'y arrêter », mais Dorante parvient à la déstabiliser en concluant ses phrases de manière piquante, comme lorsqu'il ajoute : « Ni le courage d 'en parler ; car vous n'auriez rien d'obligeant à me dire ». Ce jeu de répliques, où chacun tente de faire fléchir l'autre, met en lumière la progression vers un moyen inévitable.
II. L'évolution des sentiments
Silvia, tout au long de la scène, dissimule ses véritables sentiments derrière son stratagème. En se faisant passer pour la suivante de sa maîtresse, elle teste la sincérité de Dorante. Sa volonté de vérifier la profondeur des sentiments de Dorante transparaît dans son refus de se dévoiler : « Que vous importent mes sentiments ? », ou encore lorsqu'elle se place en position de supériorité : « Hum, si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus ». Cette attitude de détachement lui permet de se protéger de la peur d'être abandonnée, une angoisse qu'elle exprime clairement : « L'envie qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements d'un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement ». Derrière cette façade de froideur, Silvia révèle sa crainte de ne pas être aimée durablement par Dorante.
Cependant, le spectateur sait, grâce aux apartés de Silvia, qu'elle est amoureuse de Dorante depuis le début. Ses véritables sentiments ne se dévoilent que lorsqu'elle est seule, comme lorsqu'elle admet : « Ce n'est pas là mon compte » ou « je me dédis donc je l'aime encore ». Cette oscillation entre l'aveu et la réticence à révéler ses émotions persistent jusqu'à la fin, où Silvia laisse planer le doute : « Je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes ». Silvia retarde son aveu, mais fini par céder sous la pression de Dorante : « Enfin, j'en suis venu à bout ». Malgré cet aveu, elle reste hésitante et doute de la sincérité de Dorante.
Dorante, quant à lui, abandonne rapidement son stratagème initial et se concentre sur la déstabilisation de Silvia, afin de tester ses réactions. Bien qu’il essaie de maintenir une certaine réserve au début, il finit par dévoiler ses sentiments, de façon implicite dans un premier temps, notamment lorsqu’il dit : « Est-ce à vous à vous plaindre ? Vous qui me voyez prendre mon parti sans me rien dire ». Ce début d’aveu montre que Dorante est impatient de connaître les sentiments de Silvia.
Dorante se comporte en amoureux courtois, sincère dans ses déclarations : « Peux-tu douter encore que je ne t'adore ? ». Son amour pour Silvia transparaît dans ses paroles empreintes de respect et d'admiration : « Je t'adore, je te respecte, il n'est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne ». Cette déclaration est une promesse d'amour, où Dorante affirme que ses sentiments dépassent toutes les conventions sociales. Il parvient également à deviner les pensées de Silvia, comprenant enfin que son cœur est acquis : « Mario ne m'alarme plus, vous ne l'aimez point, vous ne pouvez plus me tromper ».
Dorante s'engage donc pleinement, allant jusqu'à promettre de ne jamais l'abandonner : « Je ne changerai jamais ». Il annonce son intention de l'épouser, promettant que sa fortune suffira à leur bonheur : « Mon père me pardonnera dès qu'il vous aura vue, ma fortune nous suffit à tous deux ». Ce personnage, bien que tenté par le stratagème au départ, se révèle finalement être un amoureux sincère, capable d'exprimer ouvertement ses sentiments, tout en s'assurant que Silvia partage les mêmes.
En conclusion, cette scène de "Le Jeu de l'amour et du hasard" est construite autour du stratagème, où le jeu des apparences mène progressivement à l'aveu des sentiments et à l'expression de l'Amour véritable. Derrière le comique des répliques et des pièges, Marivaux met en scène des personnages qui, à force de se tester, se découvrent sincèrement amoureux l'un de l'autre.
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