L’imagination permet-elle de maîtriser le réel ?
L’imagination n’est pas une faculté à part de la conscience mais une manière d’être de la conscience. Il existe deux sortes d’imagination. L’imagination reproductrice c’est quand on se représente le passé ; l’imagination créatrice c’est quand on s’évade de la réalité, quand on imagine une autre réalité. Alain montre comment bien distinguer la perception et l’imagination : « L’image c’est un résidu de perception ou encore une perception atténuée. » L’imagination reproductrice c’est se représenter quelque chose qu’on a déjà vu, elle a toujours à voir avec une réalité vécue. Sartre dans L’imagination ne parle pas de l’imagination comme d’une faculté à part, il souligne la fonction imageante de la conscience. La conscience imageante est une certaine manière d’être de la conscience. Sans l’imaginaire, l’homme serait prisonnier du monde. Imaginer c’est constituer un objet en marge de la totalité du réel, c’est donc tenir le réel à distance. Imaginer c’est s’affranchir du monde, le dépasser. L’imagination est le pouvoir même de la conscience, de l’esprit, qui a cette faculté d’inventer, d’anticiper le réel, de le réformer et de s’en affranchir. Le rêve c’est la satisfaction hallucinatoire d’un désir refoulé dit Freud. Même dans l’imagination reproductrice le souvenir est une reconstruction de la part du sujet. On ne donne pas toujours le même sens au passé, on l’idéalise. Lorsque j’imagine un objet fantastique je transpose les éléments de la réalité. L’art n’est pas une imitation de la réalité mais une recomposition des éléments de la réalité. Aucun précurseur ne crée à partir de rien. Ils s’inspirent toujours de ce qui existe. Donc l’imaginaire a toujours affaire avec la réalité. Le créateur la recompose. Pour être un bon créateur il faut être un bon observateur : « Qui n’a pas commencé par imiter ne sera jamais original » dit Théophile Gautier. « Le poète a inventé la nymphe mais la nature lui avait fourni la femme, l’eau et la forêt » dit Anatole France. Imaginer c’est toujours dépasser la réalité. L’image n’est jamais le simple reflet du réel. L’homme se fait toujours des images de son image.
Faut-il considérer l’imagination comme négative, dangereuse ? Le surmoi, le principe de réalité et le ça humilient quelquefois le moi qui préfère se réfugier dans une tour d’ivoire, une imagination névrotique. Les philosophes rationalistes comme Malebranche pensent que l’imagination met la raison en péril. Par exemple la peur est alimentée par des préjugés, des fantasmes. Pour Pascal l’imagination est maîtresse d’erreur et de fausseté. Celui qui imagine selon ses peurs, ses désirs, ses préjugés ne peut raisonner. Or seule la raison nous permet d’accéder à la réalité. Pour Descartes l’imagination est limitée, seul l’entendement donne des idées claires et distinctes. L’imagination est liée aux émotions selon Malebranche et Pascal, donc aux croyances aveugles. Dans ce cas, l’imagination peut nous déconnecter du principe de réalité. Descartes distingue de façon artificielle l’imagination et l’entendement. Il y a chez ces philosophes rationalistes une conception réductrice de l’imagination qui serait simplement la faculté de former des images. Gaston Bachelard parle de l’imagination comme « faculté de déformer les images fournies par la perception ». Bachelard fait la distinction entre le sens familier de l’imagination (la faculté de former les images) et l’imaginaire (alimenté par les désirs, par l’expérience, par la culture et les connaissances). « L’imagination est dans le psychisme humain l’expérience même de l’ouverture, l’expérience même de la nouveauté » dit Bachelard.
Ainsi l’imagination ne s’oppose-t-elle pas à la raison mais aux préjugés. On a l’imagination qu’on mérite ! Moins on a de préjugés et plus on a d’imagination. Elle ne s’oppose pas à la réalité mais nous fait prendre une distance avec ce qui est aliéné dans la réalité. Par exemple dans La Métamorphose de Kafka, Gregor devient un cafard à force d’être traité comme tel par sa famille et finira par mourir « comme une bête » par manque d’amour : la littérature ne transgresse pas le principe de réalité, elle ne fait que rendre visible la réalité des sentiments. L’imagination permet de maîtriser le réel : Bergson dit que le rêve est le gardien du sommeil. « L’art est un antidestin » dit Malraux. L’art permet de supporter le réel. C’est un exorcisme de la souffrance, une conjuration de l’idée de la mort. C’est l’appétit de vivre qui nous permet d’échapper à l’idée de la mort, c’est-à-dire la créativité. L’art rend notre univers habitable, il renforce le vouloir vivre et c’est en ce sens que l’imaginaire peut modifier la réalité. « Qu’est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n’est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l’homme. […] le roman fabrique du destin sur mesure. C’est ainsi qu’il concurrence la création et qu’il triomphe, provisoirement, de la mort » écrit Camus dans L’Homme révolté.
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