Lecture analytique de l’incipit de La Peau de chagrin de Balzac, Le Talisman, chapitre 1, le portrait de Raphaël
Texte
La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche, et sa physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée ? Les médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les paupières, et la rougeur qui marquait les joues, tandis que les poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleuré les orgies, l’étude et la maladie. Comme, lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtements.
Analyse
Plan pour un commentaire composé
I) Le désespoir du personnage
II) La critique des vices
III) L’entrée en scène du mystérieux nouveau venu
Lecture analytique (analyse linéaire)
Problématique : En quoi ce portrait mystérieux constitue-t-il un incipit intrigant ?
Les fonctions de l’incipit sont de présenter le lieu, le temps (l’époque) et le personnage principal. Cet incipit ne remplit que partiellement ses fonctions puisqu’il situe bien le roman dans les bas fonds du Paris du XIXème siècle mais le personnage n’est présenté que de façon partielle (on ne connaît pas son nom) à travers le point de vue des autres personnages présents : “tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie”.
1er mouvement : Un visage mystérieux
Le narrateur omniscient interprète chaque signe physique du personnage en l’associant à un trouble moral dans le but de condamner la débauche en montrant ses conséquences visibles sur la physionomie de son personnage. La question rhétorique “Était-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée ?” produit un effet de doute et attire l' attention du lecteur qui souhaite connaître le passé de ce personnage mystérieux. Le point de vue externe adopté par le narrateur donne au lecteur l’impression de voir entrer le jeune homme dans la pièce, comme s’il se trouvait au côté des autres personnages.
2ème mouvement : Une passion mortelle et tragique
Nous pouvons voir l'opposition du point de vue des médecins et de celui des poètes. Les médecins attribueraient son état à un problème cardiaque, les poètes quant à eux attribueraient cet état à un travail excessif. La conjonction adversative “mais” en début de phrase montre l’implication du narrateur. Elle produit aussi un effet de surprise et entretient le mystère autour du personnage. La gradation et le rythme rapide de la phrase indiquent une volonté de la part du narrateur d’inquiéter le lecteur en entretenant toujours le mystère tout en lui faisant imaginer le pire. Il utilise les ressorts de la tragédie qui sont d’inspirer au spectateur terreur et pitié pour qu’à travers le procédé cathartique, le spectateur (ici le lecteur) purge ses passions (ici il s’agit d’empêcher le lecteur de mettre les pieds dans une salle de jeu). Le personnage apparaît comme un héros tragique puisqu’à travers cette description de son apparence physique et morale on comprend qu’il ne pourra pas échapper à sa passion pour le jeu et la débauche. Son destin sera scellé lorsqu’il fera le pacte avec le diable représenté par le personnage de l’Antiquaire.
3ème mouvement : L’entrée en scène
Les images employées pour décrire les joueurs sont celles du criminel, du bagnard, des démons pour finir par exprimer qu’ils sont leurs propres bourreaux “experts en tortures qu’ils s’infligent à
eux-mêmes. Le personnage est vu par ses compagnons de jeu comme un “prince” de la misère, celui qui parmi eux aurait eu les plus grands malheurs. Ainsi cet incipit ne comble que partiellement
l’horizon d’attente du lecteur en donnant des réponses qui ne sont que des ouvertures sur d’autres questions concernant le passé de l’énigmatique personnage dont on devine qu’il sera le héros.
C’est un portrait qui fait appel à l’imagination du lecteur autant qu’à sa raison, ce qui donne un indice sur la teneur à la fois réaliste (dans sa critique sociale) et fantastique (dans son
combat du bien contre le mal) du roman.
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