Analyse de L'éclatante victoire de Sarrebrück de Rimbaud dans Les Cahiers de Douai
Poème
L'éclatante victoire de Sarrebrück
Au milieu, l'Empereur, dans une apothéose
Bleue et jaune, s'en va, raide, sur son dada
Flamboyant ; très heureux, - car il voit tout en rose,
Féroce comme Zeus et doux comme un papa ;
En bas, les bons Pioupious qui faisaient la sieste
Près des tambours dorés et des rouges canons,
Se lèvent gentiment. Pitou remet sa veste,
Et, tourné vers le Chef, s'étourdit de grands noms !
A droite, Dumanet, appuyé sur la crosse
De son chassepot, sent frémir sa nuque en brosse,
Et : " Vive l'Empereur !!! " - Son voisin reste coi...
Un schako surgit, comme un soleil noir... - Au centre,
Boquillon rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
Se dresse, et, - présentant ses derrières - : " De quoi ?... "
Arthur Rimbaud, Octobre 70
Vocabulaire
Piou-piou
Terme populaire désignant les fantassins.
Le fusil s'appelle le Chassepot, il était très supérieur au fusil Dreyse des prussiens.
Pitou
Personnage type du soldat niais et naïf, troupier ridicule popularisé par les caricatures. C'est le jeune soldat à qui on fait croire n'importe quoi.
Dumanet
Même sens que Pitou, autre type de soldat naïf. Pitou et Dumanet sont souvent associés.
Chassepot
C'est le nouveau fusil expérimenté pour la première fois en 1870 par les fantassins à Sedan, le fusil prussien est le Dreyse.
Schako
C'est la coiffure militaire rigide, à visière de forme tronconique portée par les soldats (voir le fantassin).
Boquillon
Personnage farfelu sorti d'un journal satirique "la lanterne de Boquillon", c'est un fantassin ventru à l'attitude équivoque.
Bataille de Sarrebruck
Sarrebruck, ville d'Allemagne, à la frontière française, capitale de la Sarre.
La bataille de Sarrebruck, a lieu le 2 août 1870, soit 1 mois avant la défaite de Sedan. C'est militairement un accrochage sans intérêt mais les journaux en firent une victoire des troupes françaises. Rimbaud nous en donne ici une image aux couleurs d'Épinal, faussement naïve.
Napoléon III, l'Empereur
Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, Napoléon III est le neveu de Napoléon, le 3ème fils de son frère Louis Bonaparte, roi de Hollande et d'Hortense de Beauharnais.
Bleue et jaune
C'est la tenue de la garde personnelle de l'empereur.
Analyse
Le poème intitulé "L'éclatante victoire de Sarrebruck" est le dix-neuvième texte des cahiers de Douai. Il adopte la forme d'un sonnet composé de deux quatrains suivis de deux tercets en alexandrins. Comme c'est souvent le cas dans les sonnets, la structure contraignante oppose les tercets aux quatrains. Daté d'octobre 1870, le sous-titre du poème "Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes", une image qui n'a malheureusement pas pu être retrouvée. Si la fin de la phrase est sarcastique, la première partie fait référence aux arts visuels. En effet, chaque strophe essaie de décrire une partie de ce qui est supposé être une image - la première strophe décrit le milieu, la deuxième le bas, et la troisième le côté droit. Comme il semble que le poème se base sur un dessin d'époque, nous allons essayer de le reconstituer.
Notre jeune poète de 16 ans nous décrit une gravure satirique qui se vend à Charleroi pour la modique somme de 35 centimes, une véritable affaire ! Au centre de cette œuvre d'art, l'Empereur, malade de calculs, est juché sur son destrier avec son fils et toute sa clique. Les gardes aux couleurs bleues et jaunes de leur uniforme, les soldats, les piou-pious, tous vêtus d'une capote bleue, d'un pantalon rouge et de guêtres blanches, brandissant leur fusil flambant neuf, le Chassepot. On peut dire que l'Empereur est vraiment raide sur sa monture, mais avec ses médailles étincelantes, il semble radieux et très optimiste quant à l'issue de la bataille.
En bas de la gravure, on peut imaginer les soldats, les fantassins et les piou-pious qui se la coulent douce, allongés près des tambours dorés. Mais, ils se relèvent lentement non pas pour reprendre les hostilités, mais pour saluer l'Empereur qui leur fait une petite visite surprise. Les piou-pious, Pitou en tête, s'extasient devant sa Majesté et se mettent à lui dire des superlatifs, des grands noms, tels que "Votre Majesté". Tout ça, c'est pour faire plaisir à l'Empereur qui se sent tout puissant. Un autre soldat, appuyé sur son fusil, s'exclame simplement "Vive l'Empereur", tandis qu'un autre reste figé, incapable de dire un mot. Un soldat au centre de la gravure est encore plus endormi que les autres et ne comprend pas à qui s'adresse les "Vive l'Empereur". Peut-être que Boquillon, simple soldat de l'empire, s'imaginait qu'on parlait de lui et que sa position ridicule le mettait en avant, montrant son derrière à l'Empereur.
Cette caricature de l'armée apathique justifie le refus de Rimbaud de soutenir ses collègues de classe qui voulaient vendre leurs livres pour envoyer de l'argent aux soldats. Pour lui, cette armée n'est qu'une bande de prud'homes qui gesticulent et qui ne pensent qu'à manger, à remplir leur ventre. C'est une armée de notaires, de vitriers, de percepteurs, de menuisiers, bref de gens qui n'ont pas vraiment la vocation de se battre. La victoire éclatante de Sarrebruck n'était qu'une invention journalistique pour booster le moral des troupes. Cette armée n'est pas composée d'hommes agiles et vaillants, mais de ventrus peu aptes aux exercices militaires. Ils errent dans les rues, au lieu de se battre. Rimbaud dénonce leur attitude docile, leur obéissance aveugle sans véritable motivation.
Dans cette scène de bataille que nous décrit le poète, tous les bruits de la guerre sont présents, de la labio-dentale "d" des pas des soldats, à la sifflante "s" des balles qui fusent, en passant par la bilabiale "b" des noms des soldats comme Boquillon.
Les deux tercets du sonnet sont un véritable feu d'artifice sonore, qui représente plus un spectacle qu'une bataille réelle. Rimbaud utilise des allitérations en "d" et en "s" pour donner un effet acoustique de pas et de bruits de balles. Puis, il utilise des allitérations en "v" et en "b" pour mettre en avant les noms des soldats, tout en insistant sur leur ridicule et leur insignifiance.
En fin de compte, ce poème satirique est une critique cinglante de l'armée et de la guerre en général. Rimbaud refuse de se conformer à la pensée commune et de suivre bêtement les autres, qui ne comprennent pas les véritables enjeux de la guerre. Pour lui, l'armée n'est qu'une mascarade, un spectacle qui ne mérite pas qu'on s'y attarde. Ce sonnet est un témoignage de sa vision iconoclaste et rebelle du monde qui l'entoure.
Conclusion : Le poème "L'éclatante victoire de Sarrebruck" tire son nom d'une prétendue victoire qui n'a existé que dans l'imagination de certains journalistes. En réalité, il n'y a eu aucune victoire. Cependant, cette victoire imaginaire a été commémorée de manière à mobiliser les troupes. Rimbaud, dans ce poème, utilise magnifiquement la forme contraignante du sonnet pour créer un feu d'artifice de mots et d'images.
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