Dans la lettre de Manon, deux champs lexicaux principaux se mêlent : celui de l’amour et celui de l’intérêt matériel. D’une part, elle utilise des termes affectueux pour s’adresser à Des Grieux, comme « mon cher Chevalier » et affirme son amour en disant qu’il est « l’idole de [son] cœur ». D’autre part, elle justifie sa trahison en invoquant la nécessité de survivre et l’impossibilité de concilier fidélité et misère, notamment en déclarant : « Crois-tu qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain ? ». Cette dualité traduit l’ambiguïté du personnage, tiraillée entre ses sentiments et son opportunisme.

Manon s’adresse à Des Grieux tantôt avec tendresse, tantôt avec distance, ce qui reflète son ambivalence. Elle emploie « mon cher Chevalier », qui souligne son attachement, mais elle lui parle aussi comme à un naïf en lui demandant « ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme », ce qui peut sembler condescendant. Elle finit même par se moquer de lui en affirmant cyniquement : « Malheur à qui va tomber dans mes filets ! ». Ce mélange de douceur et d’ironie accentue la trahison qu’il subit.

Manon se montre « grossière » dans cette lettre par son absence totale de scrupules et par son cynisme assumé. Elle tourne en dérision la fidélité en la qualifiant de « sotte vertu » et réduit l’amour à une question de confort matériel. L’image qu’elle donne d’elle-même est cruelle : elle avoue sans remords qu’elle préfère un homme riche et heureux, laissant entendre que son amour pour Des Grieux n’est qu’une illusion soumise à ses intérêts.

Le désarroi de Des Grieux est marqué par l’incapacité à mettre des mots sur ses émotions. Il avoue que son état est « difficile à décrire » et que les sentiments qu’il ressent sont « uniques » et impossibles à expliquer. L’usage de phrases longues et complexes, avec de nombreuses subordonnées, reflète son trouble et son désordre intérieur. La juxtaposition d’émotions contradictoires, entre indignation et douleur, montre qu’il est totalement dépassé par la situation.

Le décalage temporel entre Des Grieux héros et Des Grieux narrateur est marqué par l’emploi du passé et du présent. Il raconte les événements passés mais insère des réflexions au présent, comme lorsqu’il dit : « je fus alors agité » et « je demeurai après cette lecture ». Ce va-et-vient temporel souligne que son amour pour Manon et sa souffrance restent vifs même après le récit des faits, ce qui montre qu’il n’a jamais vraiment surmonté cette trahison.

Les expressions qui font réagir Des Grieux sont celles où Manon justifie son infidélité par nécessité. L’idée que la fidélité ne peut exister sans confort matériel le bouleverse profondément, car elle va à l’encontre de sa vision idéalisée de l’amour. Il l’accuse alors d’être un « monstre », insistant sur son ingratitude et sur le fait qu’elle ne comprend pas la nature même de ses sentiments.

Des Grieux ressent un profond décalage entre lui et Manon. Il ne parvient pas à comprendre comment elle peut passer aussi facilement d’un amour passionné à une trahison assumée. Il tente de justifier son comportement en soulignant son manque de sensibilité, opposant sa « délicatesse » à la « grossièreté » de Manon. Il est ainsi dans une lutte intérieure entre colère et amour.

L’image que Des Grieux donne de lui-même est celle d’un homme profondément blessé, victime d’une passion qui le dépasse. Il se présente comme un amant sacrificiel, ayant tout donné pour Manon sans rien recevoir en retour. Son amour apparaît pur et absolu, tandis que celui de Manon est intéressé et calculateur. Il cherche ainsi à susciter la compassion du lecteur en insistant sur l’intensité de sa souffrance et l’injustice qu’il subit.

Dans la phrase « Que me reste-t-il à faire pour elle, après tout ce que je lui ai sacrifié ? », le terme interrogatif « que » introduit une interrogation partielle, car la question porte sur un complément et ne peut être répondue par oui ou non. Cette interrogation met en évidence le désarroi de Des Grieux, qui se sent totalement démuni face à la trahison de Manon.

Introduction

 

Dans "Manon Lescaut" de l'abbé Prévost, un roman qui a marqué le XVIIIème siècle par sa peinture des passions humaines, nous trouvons une scène particulièrement révélatrice de la complexité des relations entre les deux protagonistes, Manon et des Grieux. Cette scène, centrée sur la lettre de Manon à des Grieux, met en lumière l'opposition fondamentale entre les deux personnages et leurs conceptions de l'amour et de la vie. Nous allons analyser cette opposition, en examinant d'abord les styles et valeurs contrastés des deux amants, puis en nous penchant sur la réaction de des Grieux face à la lettre, avant de conclure sur la portée de cette scène dans le roman.

 

Commentaire littéraire

 

I. L'opposition entre les deux amants

 

1. Les styles opposés

 

Dans la lettre de Manon, le style est simple, direct, marqué par des phrases courtes et une juxtaposition d'idées. L'expression de ses sentiments est triviale, centrée sur des préoccupations matérielles. Cette lettre, qui semble être une rupture, est dépourvue de la profondeur émotionnelle attendue dans une telle situation. Elle est marquée par des expressions convenues et un registre courant, révélant une certaine superficialité dans ses sentiments.

 

En contraste, le style de des Grieux est empreint de lyrisme pathétique. Il utilise un vocabulaire riche et des phrases longues pour exprimer ses sentiments complexes et profonds. Son analyse psychologique est soignée, montrant une noblesse de caractère et une profondeur de sentiment.

 

2. Opposition de leurs valeurs

 

Manon apparaît comme une courtisane, motivée par l'argent et le confort matériel. Elle valorise l'aisance matérielle au-dessus de la fidélité, révélant une certaine frivolité. En revanche, des Grieux est présenté comme un amant passionné et noble, valorisant l'amour et la fidélité.

 

II. La réaction de des Grieux

 

1. Analyse de la lettre

 

Des Grieux analyse minutieusement chaque phrase de Manon, mettant en évidence son incompréhension et sa déception. Il perçoit Manon comme une femme frivole et inconstante, trahissant ses sentiments et ses promesses.

 

2. Analyse rétrospective

 

Des Grieux, dans son monologue intérieur, exprime un mélange complexe de sentiments. Il passe par des états d'anxiété, de révolte, d'indignation, et de désespoir, illustrant la profondeur de son amour et de sa souffrance.

 

3. Des Grieux en héros tragique

 

Des Grieux se positionne en héros tragique, victime de la duplicité de Manon. Il exprime ses souffrances avec un lexique racinien, se présentant comme accablé par le destin et les charmes de Manon.

 

Conclusion

 

Cette scène de "Manon Lescaut" illustre l'opposition fondamentale entre Manon et des Grieux, tant dans leurs styles que dans leurs valeurs. Manon, centrée sur le matériel et la facilité, contraste fortement avec des Grieux, un amant passionné et noble. La réaction de des Grieux à la lettre de Manon révèle son amour profond et sa souffrance, le plaçant en héros tragique, victime des circonstances et de la nature changeante de Manon. Malgré cette opposition, l'amour reste un thème central et puissant dans ce passage, soulignant la complexité et la tragédie de leur relation.