Analyse de Manon Lescaut de l'Abbé Prévost, l'épisode du souper interrompu

De "L'heure du souper étant venue" à rigoureusement punie"

 

Les premières actions du vieillard envers Manon consistent à lui offrir des bijoux coûteux et une somme d'argent significative. Il lui donne un collier, des bracelets et des pendants de perles, d'une valeur d'au moins mille écus, et ensuite il lui compte en beaux louis d'or une somme de deux mille quatre cents livres, représentant la moitié de la pension. Son intention est claire : il cherche à acheter les faveurs de Manon en utilisant sa richesse pour la séduire et la manipuler. En lui offrant ces présents, le vieillard espère gagner son affection et son dévouement, montrant ainsi une tentative de monnayer ses sentiments.

 

Les baisers que Manon adresse à M. de G… M… sont intéressés car ils ne sont pas des marques d'affection sincère, mais plutôt des gestes calculés pour obtenir des avantages matériels. Manon utilise ces baisers pour sécuriser l'argent et les bijoux offerts par le vieillard. Elle ne peut pas lui refuser quelques baisers, car c'est une manière de s'assurer les droits qu'elle acquiert sur l'argent qu'il lui met entre les mains. Ces gestes sont donc des moyens pour Manon de manipuler le vieillard et de tirer profit de la situation en échange de faux sentiments.

 

Le terme « courtisane » au XVIIIe et XIXe siècles désigne une femme qui entretient des relations avec des hommes riches en échange de cadeaux, de protection et d'argent. Les courtisanes étaient souvent des femmes de grande beauté et d'intelligence, capables de séduire et de manipuler leurs protecteurs pour maintenir leur position sociale et leur confort matériel. Manon correspond à ce type de femme par son comportement et ses actions. Elle utilise sa beauté et son charme pour attirer des hommes fortunés comme M. de G… M… et en tirer des bénéfices matériels. Sa relation avec le vieillard, où elle échange des marques d'affection contre de l'argent et des bijoux, est typique du rôle de la courtisane.

 

Dans cet extrait, des Grieux joue le rôle d'un jeune homme naïf et innocent, prêt à suivre les conseils de M. de G… M… pour parfaire son éducation et son comportement. Sa naïveté feinte est un élément crucial pour tromper le vieillard, car elle lui permet de dissimuler ses véritables intentions. En se montrant docile et admiratif, des Grieux gagne la confiance de M. de G… M… et le convainc qu'il est un jeune homme sans expérience, facile à influencer. Cette fausse innocence permet à des Grieux de manipuler le vieillard et de se jouer de lui sans éveiller ses soupçons.

 

On peut dire que Lescaut s’apparente à un metteur en scène car il orchestre les actions et les interactions entre les personnages pour atteindre un objectif précis. Il guide Manon et des Grieux dans leur rôle respectif pour tromper le vieillard. Par exemple, Lescaut rassure le vieillard sur la nature sage et vertueuse de des Grieux, et il est présent pour diriger les actions de Manon lorsqu'elle accepte les cadeaux du vieillard. Lescaut, en manipulant les perceptions et en coordonnant les actions de ses complices, agit comme un metteur en scène qui contrôle la situation et dirige le déroulement des événements pour obtenir le résultat désiré.

 

Oui, on peut dire que des Grieux est entraîné malgré lui dans une action qui le marginalise de la société et le conduit à transgresser la morale. Influencé par son amour pour Manon et par Lescaut, des Grieux se trouve impliqué dans des manipulations et des tromperies qui vont à l'encontre des valeurs morales de son époque. En participant à la tromperie du vieillard, des Grieux compromet son intégrité et sa réputation, ce qui le marginalise de la société respectable. Son implication dans ces actions immorales montre comment son dévouement à Manon le conduit à des comportements contraires à ses principes initialement nobles.

  

M. de G… M… fait preuve de morgue et de supériorité ridicules envers le jeune des Grieux en utilisant des termes condescendants et en adoptant une attitude paternaliste. Il parle de des Grieux comme s'il était un modèle à suivre, un jeune homme naïf et malléable qu'il peut former à son image. Par exemple, il le complimente de manière exagérée et lui donne des conseils comme s'il était incapable de penser par lui-même. Cette attitude révèle son arrogance et son sentiment de supériorité, car il se considère comme plus expérimenté et sage, capable de modeler des Grieux selon ses propres standards.

 

Lescaut se moque du vieillard en présentant des Grieux comme un jeune provincial naïf et versé dans la religion. En décrivant des Grieux comme un homme simple et pieux, Lescaut joue sur les stéréotypes et les préjugés du vieillard pour le tromper. Il exagère les traits de naïveté et de dévotion religieuse pour renforcer l'illusion que des Grieux est facilement influençable et peu au fait des subtilités de la vie mondaine. Cette caricature est une forme de moquerie, car elle montre à quel point le vieillard est aveuglé par ses propres préjugés et facile à manipuler.

 

M. de G… M… tombe totalement dans le piège qui lui est tendu parce qu'il accepte sans réserve les apparences et les récits fabriqués par Lescaut, Manon et des Grieux. Sa vanité et son désir de se sentir supérieur le rendent aveugle aux signes de tromperie. Il est persuadé de sa propre sagacité et de sa capacité à discerner la vérité, ce qui le rend encore plus vulnérable à la manipulation. En croyant pleinement à la fausse naïveté de des Grieux et aux intentions supposées innocentes de Manon, il se laisse prendre au jeu de duperie orchestré par Lescaut.

 

Dans ses propos au discours direct, des Grieux utilise la double énonciation en s'adressant simultanément à Manon et à M. de G… M… De manière apparente, ses paroles semblent répondre aux attentes du vieillard, mais elles contiennent également des sous-entendus que seule Manon peut comprendre. Par exemple, lorsqu'il parle d'amour et de dévotion, il peut sembler sincère aux yeux du vieillard, mais Manon comprend qu'il fait référence à leur complicité et à leur plan de tromperie. Le verbe « aimer » prend alors un double sens : pour M. de G… M…, il signifie une admiration respectueuse et innocente, tandis que pour Manon, il évoque leur connivence et leur manipulation commune.

 

Les « éclats de rire » de Manon peuvent être expliqués par le ridicule de la situation et la réussite de leur plan de duperie. Ils visent principalement M. de G… M… et sa crédulité. Manon rit parce qu'elle est amusée par la manière dont le vieillard est facilement trompé et par l'ironie de la situation où il croit avoir le contrôle alors qu'il est manipulé. Ces rires sont aussi une manière pour Manon de relâcher la tension et d'exprimer son triomphe. Ils soulignent le contraste entre la perception du vieillard et la réalité de la situation, où les dupes se moquent de celui qui se pense supérieur.

 

Cette phrase signifie que Lescaut, pendant le souper, raconte au vieillard une version déformée et manipulée de sa propre histoire, destinée à renforcer l'illusion de la situation et à maintenir la duperie. L'« histoire » dont il est question est probablement un récit inventé ou exagéré sur les origines et les mésaventures de des Grieux et Manon, conçu pour jouer sur les émotions et les préjugés du vieillard. Cette histoire vise à le convaincre de la véracité de leurs prétentions et à le maintenir dans son rôle de bienfaiteur naïf et manipulable.

  

Des Grieux prend plaisir à « raconter » des fables en utilisant son imagination et ses talents de conteur pour manipuler M. de G… M… Il crée des récits convaincants et émouvants pour duper le vieillard, montrant une aptitude à inventer des histoires similaires à celles de l'auteur de Manon Lescaut. Cette capacité à fabuler et à jouer avec la vérité lui permet de contrôler la situation et de divertir ses auditeurs, tout en atteignant ses objectifs. En cela, il devient un narrateur astucieux et créatif, reflétant le talent de l'auteur lui-même pour la narration et la manipulation des intrigues.

 

Les Maximes de La Rochefoucauld critiquent souvent l'orgueil et l'amour-propre, les décrivant comme des sources de tromperie et d'auto-illusion. L'orgueil empêche les individus de voir leurs propres défauts et les rend vulnérables à la manipulation. M. de G… M… est aveuglé par son amour-propre, ce qui l'empêche de se reconnaître dans le portrait que des Grieux brosse de lui. Sa vanité le pousse à croire en sa supériorité et en son discernement, le rendant incapable de percevoir qu'il est en réalité la victime d'une tromperie. Ce manque de conscience de soi, alimenté par l'orgueil, le rend particulièrement susceptible à la manipulation.

 

Le narrateur s'adresse ici directement au lecteur, justifiant le détail et l'attention qu'il a consacrés à décrire la scène. Le verbe « s’étendre » suggère une narration approfondie et minutieuse, impliquant que le narrateur a pris plaisir à décrire cette scène en détail. Cette extension du récit montre une jouissance dans la description des événements et dans l'exposition du ridicule de la situation. Cela reflète le plaisir du narrateur à manipuler le récit pour captiver le lecteur, tout en soulignant l'absurdité et la comédie de la scène.

 

Le trio des fripons parvient à se débarrasser de M. de G… M… et à repartir avec l’argent en orchestrant une série d'actions coordonnées et calculées. D'abord, ils séduisent et dupent le vieillard avec des flatteries et des mensonges, gagnant sa confiance. Ensuite, ils utilisent des stratégies spécifiques : Manon charme M. de G… M… avec des baisers intéressés, Lescaut raconte des histoires pour renforcer l'illusion, et des Grieux joue le rôle du jeune naïf et obéissant. Le texte scande les étapes du vol parfait en montrant comment chaque personnage contribue au plan, comment ils synchronisent leurs actions pour tromper le vieillard, et finalement comment ils profitent de la situation pour partir avec l'argent sans éveiller de soupçons immédiats. La réussite de leur stratagème repose sur une manipulation habile et une exploitation des faiblesses du vieillard.

 

Le « je » narrant propose une lecture rétrospective de cette aventure qui met en lumière les leçons tirées et les réflexions sur les actions passées. Le narrateur examine avec un certain recul critique les événements et les comportements des personnages, reconnaissant les aspects moralement douteux de leurs actions tout en soulignant l'habileté et l'ingéniosité dont ils ont fait preuve. Cette perspective rétrospective permet au narrateur de se distancer quelque peu de ses actions antérieures, offrant une évaluation plus nuancée et réfléchie de l'aventure. Cela permet également de mieux comprendre les motivations et les conséquences des actes du trio, tout en engageant le lecteur dans une réflexion sur les thèmes de l'illusion, de la manipulation et de la moralité.

 

Le narrateur réfère ici à un épisode antérieur du roman où il avait acquis de l'argent au jeu, un acte qui lui avait causé des scrupules en raison de son caractère immoral. La passion du jeu habite le chevalier des Grieux tout au long du roman, se manifestant par sa propension à prendre des risques et à se laisser emporter par des actions impulsives et dangereuses. Cette addiction au jeu reflète un aspect de son caractère qui cherche constamment l'excitation et la gratification immédiate, souvent au détriment de la moralité et de la prudence. Tout au long du roman, des Grieux oscille entre des moments de réflexion morale et des actions imprudentes, illustrant la lutte entre ses désirs et ses principes.

 

Le terme « Ciel » dans le roman fait référence à une notion de destin ou de providence divine qui intervient dans les événements de la vie des personnages. Il symbolise souvent un jugement moral ou une force supérieure qui guide ou sanctionne les actions des individus. Deux autres passages du roman où ce terme revient incluent :

  1. Lorsqu'il exprime sa gratitude ou sa reconnaissance pour des événements heureux, attribuant leur occurrence à une intervention divine.
  2. Lorsqu'il invoque le « Ciel » dans des moments de désespoir ou de repentance, cherchant le pardon ou la rédemption pour ses actions.

La récurrence de ce motif souligne l'omniprésence d'une conscience morale et d'une quête de justification ou de pardon divin dans le roman. Elle reflète également les conflits internes du narrateur entre ses actions humaines et ses aspirations spirituelles, ajoutant une dimension de profondeur à son caractère et à son récit.


De "Je me remplis si fortement de cette opinion..." à "...pour rêver à mon infortune"

Introduction

 

Antoine François Prévost, plus connu sous le nom de l'abbé Prévost, est un écrivain français du XVIIIe siècle dont la vie aventureuse et rocambolesque contraste fortement avec son titre ecclésiastique. Issu d'une famille aisée de la noblesse de robe, il bénéficie d'une éducation soignée et se distingue par son incroyable ardeur de vivre. Son parcours est marqué par plusieurs engagements militaires, des périodes de noviciat chez les jésuites, son entrée dans l'ordre bénédictin en 1721, ainsi que par de nombreux voyages à travers l'Europe, notamment en Hollande et en Angleterre. Sa vie est également jalonnée de dettes et de démêlés avec la justice, illustrés par une lettre de cachet. Il meurt d'apoplexie en 1763.

 

"Manon Lescaut", sous-titré "Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut", est le septième tome des "Mémoires et Aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde". Publié initialement en 1731 puis réédité en 1753, ce roman est une œuvre majeure du XVIIIe siècle, marquant un retour à la sensibilité après le rationalisme des Lumières. L'abbé Prévost y dépeint un "exemple terrible de la force des passions", à travers le personnage de des Grieux, irrémédiablement soumis à l'amour dévastateur de Manon.

 

Dans le passage "Le souper interrompu", des Grieux et Manon, après avoir fui vers Paris pour échapper à un couvent, vivent ensemble pendant trois semaines dans un bonheur éphémère. Cependant, leur bonheur est de courte durée en raison de leur train de vie dispendieux et de l'infidélité de Manon avec M. de B..., un homme riche. Des Grieux, désespéré, cherche à s'expliquer avec Manon lors d'un souper. Il est à la fois victime de la trahison et narrateur de l'épisode, s'adressant au marquis de Renoncour, l'homme de qualité.

 

Commentaire littéraire

 

I. Un épisode dramatique théâtralisé

 

Le passage se caractérise par une forte théâtralisation, illustrant l'art du récit de l'abbé Prévost. La scène pourrait être divisée en plusieurs actes, à la manière d'une pièce de théâtre : le souper intime en huit-clos, les pleurs de Manon et de des Grieux, la fuite de Manon, et enfin le dénouement avec l'enlèvement de des Grieux. Cette structuration crée un contraste entre l'immobilité et le temps figé des premiers actes et l'action rapide des derniers, symbolisant le retour du monde extérieur et agité. Les pleurs de Manon servent d'élément déclencheur, tandis que le récit de des Grieux met l'accent sur la succession des événements jusqu'au dénouement, souvent exprimés par des phrases courtes et percutantes.

 

Le jeu des regards est central dans ce passage, créant un tableau intime éclairé par le clair-obscur de la chandelle. Des Grieux observe Manon avec acuité, cherchant à déceler dans son regard une demande de pardon ou une explication de sa trahison. Les verbes de perception visuelle abondent, renforçant l'importance du regard dans la communication non verbale. Le silence de Manon, ponctué de soupirs, crée une tension dramatique, presque théâtrale.

 

Le discours direct de des Grieux apporte vivacité et animation à la scène, mettant en lumière sa douleur. L'accent est mis sur les pleurs et les émotions, avec des Grieux implorant Manon de s'expliquer. L'absence de discours de Manon renforce son mystère et son silence.

 

II. La trahison de Manon

 

Manon, par son silence et sa fuite, trahit des Grieux. Elle apparaît énigmatique, composant son apparence pour laisser transparaître une certaine tristesse. Son baiser, avant de s'enfuir, est un geste lourd de signification, laissant des Grieux seul et désespéré. La description de Manon est subjective, vue à travers les yeux de des Grieux, ce qui laisse une part de mystère sur ses véritables intentions et sentiments.

 

Des Grieux, quant à lui, est présenté comme une victime, subissant les événements plutôt que les contrôlant. Sa passivité et son accablement sont soulignés par son incapacité à réagir ou à résister lorsqu'il est emmené. Il devient un objet déplacé par les autres, symbolisant sa perte de contrôle et d'initiative.

 

III. Analyse distanciée de des Grieux sur l'épisode

 

Des Grieux, en se confiant, montre à la fois sa culpabilité et son attachement à Manon. Il reste profondément amoureux d'elle, malgré la trahison. Son amour le conduit à l'autosuggestion, se persuadant que Manon pourrait encore s'expliquer et se justifier. Cette interprétation du comportement de Manon montre des Grieux comme un enquêteur cherchant à comprendre un personnage énigmatique.

 

La tonalité pathétique est omniprésente, avec des Grieux exprimant une sensibilité extrême et une souffrance plus intense que celle de Manon. La gradation de sa douleur mentale et émotionnelle, ainsi que ses répercussions physiques, illustrent la puissance de son amour et de sa souffrance.

 

Conclusion

 

Ce passage de "Manon Lescaut" illustre les conséquences de la première infidélité de Manon et l'analyse rétrospective d'une passion aveuglante. Des Grieux apparaît comme une victime pathétique mais consentante de l'amour fatal de Manon. Manon, quant à elle, demeure une énigme, laissant le lecteur dans l'incertitude quant à ses véritables sentiments et motivations. L'abbé Prévost offre ainsi une analyse psychologique fine et intemporelle des sentiments amoureux, marquée par une profonde sensibilité et complexité.

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