Introduction

 

Dans son poème "Pierrots", issu de l'œuvre "L’imitation de Notre-Dame la lune", Jules Laforgue (1860 - 1887) offre une vision moderne et singulière du personnage de Pierrot. Ce poème, structuré en sept quatrains d'octosyllabes, révèle une image distordue et contrastée de Pierrot, reflétant la condition personnelle de Laforgue. La transformation de la silhouette blanche de Pierrot en une figure grinçante et caricaturale, incarne la dérision, le déchirement, et la marginalité. Cette esthétique, évoquant le cubisme, brise l'harmonie traditionnelle pour exprimer une douleur, symbolisant la désarticulation de la vie. Le lecteur est ainsi invité à interroger les intentions de Laforgue et les significations symboliques attribuées à ce Pierrot, qui semble être son double.

 

I. Le personnage de Pierrot, personnage reconnaissable

 

1. Un personnage traditionnel

 

Dès le premier vers, « C’est », Laforgue présente un Pierrot à la fois familier et déroutant. La silhouette du personnage, décrite comme raide et disproportionnée, rompt avec l'harmonie et la grâce traditionnelles. L'emploi d'une expression latine, « Idem », introduit une tonalité laconique et brutale. La métaphore « hydrocéphale asperge » confine à la caricature, soulignant une dysharmonie prononcée. Cette description physique se complète par des éléments de costume, dont l'anglicisme « cold cream » renforce le caractère dysharmonieux. La blancheur excessive de Pierrot, son attitude aérienne et sa nonchalance errante, incarnent un personnage en dehors des réalités terrestres, jouant constamment sur les contrastes.

 

2. Le jeu des contrastes

 

Les contrastes se manifestent également dans les couleurs dominantes du poème : le blanc, le noir, et le rouge. Les strophes 2 et 3 se concentrent particulièrement sur la bouche, décrite comme un « singulier géranium », suggérant un maquillage clownesque. L'oxymore « glacialement désopilé » met en lumière un rire sans chaleur, une parole qui oscille entre rire et grimace. Ce faux sourire, comparé au mystérieux sourire de la Joconde, renvoie à la dualité de Pierrot, partagé entre rire et mélancolie.

 

3. Rapport entre comique et tristesse

 

Pierrot, à la fois comique et mystique, est dépeint dans une dualité complexe. D'un côté, il est un personnage plaisant et dénué de malice, et de l'autre, un être lunaire et mystique. Laforgue utilise des éléments traditionnels du personnage de Pierrot mais les réinvente dans une esthétique moderne. Cette lecture laforgienne de Pierrot révèle un contraste profond entre le comique et la tristesse.

 

II. Interprétation personnelle du personnage

 

Laforgue présente Pierrot comme un personnage à la fois réel et intemporel, incarnant la diversité et la démultiplication.

 

1. Aspect réaliste

 

Pierrot est ancré dans le réel par des détails triviaux de la vie quotidienne, tels que la nourriture simple et les allusions à la condition précaire de l'artiste. Cette dimension symbolique souligne la vie mélancolique de nombreux artistes, y compris Laforgue lui-même.

 

2. Personnage transcendant le réel

 

Paradoxalement, cette humanité grotesque permet à Pierrot de transcender le monde humain. Laforgue le dote d'éléments ésotériques, tels que l'opium et le scarabée, illustrant un être complexe dont les contradictions sont exacerbées par l'ironie.

 

3. L’assimilation du poète au Pierrot

 

Pierrot est une figure récurrente chez Laforgue, symbolisant la condition humaine dans toute sa dérision. Le personnage illustre la capacité de transformer le quotidien, reflétant ainsi l'optimisme de Candide et la complexité de la condition de l'artiste.

 

III. Le Pierrot comme allégorie de l’artiste

 

Pierrot incarne la vision distordue du monde du poète. Ce dernier, tel un dandy baudelairien, navigue entre rire et douleur, illustrant la déchirure intérieure entre l'art et le monde. Cette dualité reflète la complexité de la condition poétique, mêlant le grotesque et le sublime.

 

Conclusion

 

Pierrot, figure centrale du XIXe siècle, incarne la double condition de l'homme et de l'artiste. Sa présence dans l'univers magique du théâtre et des masques, sa dualité terrestre et lunaire, en font un symbole puissant des difficultés de la création artistique.