Lecture linéaire des portraits de Giton et Phédon dans Les Caractères de La Bruyère
Jean de La Bruyère, éminent moraliste du XVIIe siècle, se distingue par son œuvre "Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle", dans laquelle il dresse des portraits satiriques de ses contemporains. Parmi ces portraits, celui de Giton et Phédon, extrait du 6e livre, est particulièrement éloquent, opposant un riche parvenu à un intellectuel pauvre et discret. Cette opposition soulève une interrogation cruciale : en quoi le contraste entre ces deux figures illustre-t-il l'importance accordée aux biens et à la fortune dans la société de l'époque ?
Giton, considéré en raison seule de la richesse (1-20)
Le portrait de Giton s'ouvre sur une description flatteuse : « Un corps bien portant, un teint frais, la joue pleine et colorée » (l.1-3), où le champ lexical du corps et le vocabulaire mélioratif mettent en avant sa bonne santé et son assurance, reflétant son statut social élevé grâce à sa richesse. La Bruyère souligne l'importance de l'apparence physique dans l'évaluation sociale d'un individu, où posséder une « apparence avantageuse » est intrinsèquement lié à la possession matérielle.
Dans la conversation, Giton domine par son assurance, faisant « répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement ce qu’il lui dit » (l.3-5), illustrant son mépris pour les opinions d'autrui et sa satisfaction personnelle. La Bruyère critique ici la superficialité des interactions sociales, où la richesse confère un faux sentiment de supériorité intellectuelle.
Le comportement de Giton en société est décrit de manière crue : « Il déploie un mouchoir et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut » (l.5-7). Cette énumération de gestes grossiers souligne le manque de délicatesse de Giton, qui, grâce à sa richesse, s'autorise à enfreindre les normes de bienséance.
La Bruyère dépeint également la présomption de Giton dans les salons, où il adopte des attitudes théâtrales : « S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil » (l.14), suivi d'une série de gestes calculés pour attirer l'attention. Cette mise en scène de soi traduit une quête égocentrique de reconnaissance, alimentée par la richesse.
La conclusion sur Giton est sans appel : « il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux… Il est riche » (l.18-20). La Bruyère utilise l'énumération pour dresser un portrait moral peu flatteur, avant de révéler que toutes ces caractéristiques sont acceptées, voire valorisées, car « Il est riche ».
Effacement de Phédon, réduit à l’insignifiance par sa pauvreté (20-40)
En opposition à Giton, Phédon est décrit comme « les yeux creux, le teint pâle, le corps maigre » (l.21-22), des attributs physiques qui reflètent sa pauvreté et son manque de présence sociale. La Bruyère met en lumière l'injustice d'une société où la valeur d'une personne est jugée sur sa condition matérielle plutôt que sur ses qualités intrinsèques.
Phédon, contrairement à Giton, peine à s'affirmer dans la conversation : « il oublie de dire ce qu’il sait » (l.24), et même lorsqu'il prend la parole, « il s’en tire mal » (l.25). Ce manque de confiance en soi, accentué par la pauvreté, contraste fortement avec l'assurance arrogante de Giton.
La complaisance de Phédon est poussée à l'extrême : « Il applaudit toujours au récit des autres, et est de leur avis » (l.27-28), illustrant sa position subalterne et son désir désespéré de se faire accepter, en dépit de son intelligence.
La Bruyère conclut sur l'effacement total de Phédon, qui « semble craindre de fouler la terre » (l.32-33), une métaphore de sa tentative de se rendre invisible dans une société qui ne valorise pas ses mérites intellectuels.
À travers ces portraits contrastés, La Bruyère critique une société où la richesse est le seul critère de valeur, reléguant le mérite personnel et l'intégrité à l'insignifiance. Giton et Phédon incarnent deux facettes d'une même médaille, révélant les distorsions morales et les inégalités d'une époque où l'éclat de la fortune éclipse la véritable essence de l'individu.
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