Etude linéaire de "On ne badine pas avec l'amour" de Musset, Fin de l'Acte II, scène 5
I. Les mensonges des nonnes (l. 431-459).
Perdican suggère que Camille est ignorante en lui montrant qu’elle a été influencée et trompée par les récits des nonnes. À la fin de la première tirade (ligne 435), il insiste sur les souffrances vécues par ces femmes : « Elles ont vécu, n’est-ce pas ? », soulignant leur expérience opposée à celle de Camille. Puis, il enchaîne en répétant « Es-tu sûre que… » (ligne 440) pour remettre en question sa certitude sur la nature des hommes. Cette anaphore (« Es-tu sûre… ») souligne le doute qu’il veut semer chez elle, lui faisant comprendre qu’elle ne sait pas tout et qu’elle a une vision faussée du monde à cause de son isolement et des récits déformés des religieuses.
Cette hésitation est montrée à travers des images fortes mêlant le charnel et le sacré. Perdican décrit des nonnes marquées par des « cicatrices » et des « corps décharnés », ce qui renvoie à une souffrance physique intense (ligne 436-437). En même temps, elles sont associées à des figures religieuses, comme lorsqu’il évoque les « plaies de Jésus » ou « l’hostie » (lignes 437-445). Cette confusion entre douleur amoureuse et souffrance religieuse traduit une ambiguïté : ces femmes semblent avoir fui l’amour humain, mais elles en portent toujours la trace et la douleur. Leur dévotion paraît donc suspecte, comme si elle masquait un chagrin d’amour non résolu.
Perdican oppose clairement la vie à la mort en parlant des nonnes comme des êtres presque morts : il insiste sur leur aspect physique « décharné » et les décrit comme des femmes qui « pleurent et souffrent » (ligne 441). Il les montre comme des ombres, brisées par leur passé amoureux, prisonnières de souvenirs douloureux. À l’inverse, il évoque la vie en parlant de leur sang, de leurs « seins rouges » (ligne 445), de leur « sang vermeil » (ligne 453), des éléments qui symbolisent la passion, la jeunesse et la vitalité. Cette opposition violente sert à critiquer leur choix de renoncer à la vie amoureuse, qui pour lui est pleine d’élan et d’intensité, contrairement à la mort lente et douloureuse du couvent.
II. La vérité sur Camille (l. 459-470).
Perdican dénonce l’écart entre ce que Camille montre et ce qu’elle ressent vraiment. Dans la phrase qui commence par « Tu voulais partir sans me serrer la main » (l. 460), il rappelle les gestes de Camille qui traduisent un refus de lien : elle veut fuir, elle ne veut pas le toucher, elle semble renier ses souvenirs. Pourtant, il souligne que malgré ce masque, des émotions sincères affleurent : la « petite fontaine » qui les regarde en larmes (l. 462) est une image poétique qui reflète les souvenirs tendres de l’enfance. Le « masque de plâtre » qu’elle affiche pour cacher ses émotions est aussi une métaphore forte : elle se protège, mais ce masque ne tient pas face à la vérité de ses sentiments. Perdican veut lui faire comprendre qu’elle aime, même si elle se l’interdit.
La fin de la tirade est marquée par une ironie amère. Perdican affirme : « le ciel n’est pas pour elles » (l. 469), alors qu’il parle de religieuses censées justement s’être consacrées à Dieu. Cette formule, qui devrait les valoriser, devient ici une condamnation : elles ont renoncé à la vie et à l’amour au nom d’un idéal divin, mais Perdican considère qu’elles ne méritent ni le bonheur terrestre ni la paix céleste. L’ironie vient du fait qu’il renverse complètement la logique religieuse : au lieu de les admirer pour leur sacrifice, il les méprise pour avoir fui la vie. Cette fin montre surtout son amertume, et elle est encore renforcée par la remarque de Camille, « Ni pour moi, n’est-ce pas ? », où l’on sent qu’elle se reconnaît dans cette condamnation.
III. L’éloge de l’amour (l. 471-485).
Au début de cette tirade, Perdican semble partager le point de vue des nonnes en énumérant tous les défauts de l’humanité. Il dit : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites… » (l. 474), une longue accumulation qui dresse un portrait très sombre de l’homme. Il fait de même avec les femmes, les qualifiant de « perfides », « artificieuses », « vaniteuses », « dépravées » (l. 475-476). Ces énumérations montrent une apparente adhésion à un discours de rejet total, comme s’il voulait prouver que le monde n’est qu’un « égout sans fond » (l. 477). On pourrait croire qu’il valide ainsi le choix des nonnes, mais c’est en réalité une stratégie pour mieux préparer un retournement.
Le mépris de Perdican devient plus dur à mesure que son discours avance, notamment grâce à l’alliteration en [s] dans « le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange » (l. 477-478). Ce passage a un effet sonore fort, presque dégoûtant, qui renforce l’idée d’un monde répugnant. Plus il avance, plus il utilise des images violentes, grotesques ou même bestiales pour évoquer les êtres humains, comme pour appuyer jusqu’à l’excès son désespoir ou sa colère. Mais cette exagération est aussi révélatrice : elle prépare le contraste avec la fin de la tirade.
Après toute cette noirceur, l’éloge de l’amour arrive de manière inattendue et surprenante. Perdican affirme soudain : « mais il y a au monde une chose sainte et sublime… » (l. 478), rompant brutalement avec le ton accusateur. Il introduit l’idée que, malgré toutes les horreurs, l’amour reste quelque chose de pur. Ce contraste crée un effet de surprise fort, presque un retournement dramatique, car il montre que ce qu’il méprise n’est pas l’amour, mais la peur d’aimer. Cette phrase redonne de l’espoir et une beauté inattendue au discours.
À travers des formules générales comme « on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne » (l. 481), Perdican semble vouloir faire une réflexion sur la vie en général, mais il parle en réalité de lui-même. Ce glissement vers le personnel devient évident quand il dit : « moi, j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé » (l. 484). Il ne parle plus des hommes ou des femmes en général, mais de son propre vécu. C’est un moment de sincérité où il avoue, presque malgré lui, que l’amour a donné un sens à sa vie. Derrière la leçon, il y a donc une confession intime, comme s’il ne pouvait plus cacher ses véritables sentiments pour Camille.
I) Un duel d’orgueil entre homme et femme
a) Fonctionnement de l’argumentation de Camille
Dans cette scène, Camille utilise diverses stratégies argumentatives pour déstabiliser Perdican et lui faire avouer ses véritables intentions. Elle se montre perspicace et déterminée à percer les secrets de son interlocuteur. Dès le début, elle exprime son désir de s'instruire et de savoir si sa décision de devenir religieuse est justifiée : « Je voudrais m'instruire, et savoir si j'ai tort ou raison de me faire religieuse. » Elle met Perdican au défi de répondre franchement à ses questions et de lui montrer son cœur à nu, ce qui lui permet de dominer le débat en plaçant Perdican dans une position inconfortable. Par ses questions rhétoriques, telles que « Les avez-vous aimées ? », Camille harcèle Perdican pour obtenir des aveux, utilisant la répétition et l'insistance comme armes rhétoriques.
Camille recourt également à des analogies religieuses pour illustrer ses arguments, comme lorsqu'elle interroge Perdican sur la croyance aveugle : « Si le curé de votre paroisse soufflait sur un verre d'eau et vous disait que c'est un verre de vin, le boiriez-vous comme tel ? » Cette stratégie vise à confronter Perdican à ses propres contradictions. Elle évoque son intimité pour créer un lien plus personnel et intime avec Perdican, espérant ainsi le désarmer : « Il s'en est trouvé quelques-unes qui me conseillent de rester vierge. » Les phrases courtes et directes, telles que « Répondez-moi, je vous en prie, sans modestie et sans fatuité, » visent à presser Perdican, réduisant son temps de réflexion et augmentant la probabilité d'obtenir une réponse spontanée.
Camille essaie également de jouer avec la jalousie de Perdican en mentionnant d'autres hommes : « Est-ce un de vos amis ? Dites-moi son nom. » En flattant Perdican, « par votre éducation et par votre nature, supérieur à beaucoup d'autres hommes, » elle tente de l’amadouer pour qu’il se montre plus vulnérable et honnête.
b) Fonctionnement de l’argumentation de Perdican
Perdican, de son côté, adopte une approche différente pour résister aux attaques de Camille. Il répond souvent par des questions ou des répliques très courtes pour éviter de s’engager dans des réponses détaillées qui pourraient le piéger : « Pourquoi cela ? » Cette tactique lui permet de garder le contrôle du dialogue et de retourner les questions à Camille. Perdican maintient sa position et refuse de se laisser submerger par les sentiments croissants qu’il éprouve pour Camille : « Cet amant-là n'exclut pas les autres. »
Il connaît les sentiments de Camille à son égard et utilise cette connaissance pour jouer avec ses émotions : « De tout mon cœur. » Perdican recourt aussi à la mauvaise foi en prétendant ne se souvenir de rien : « Ma foi, je ne m'en souviens pas. » Cette attitude vise à déstabiliser Camille et à éviter de révéler trop sur lui-même. Son indifférence apparente, comme dans sa réponse « Cela est possible, » est une autre stratégie pour déjouer les plans de Camille et garder la maîtrise de la conversation.
II) L’opposition entre la vision romantique de l’amour et la vision libertine
a) Camille, porte-parole de l’auteur
Dans ce dialogue, Camille se distingue par la longueur de ses répliques, ce qui lui permet de dominer la discussion et de servir de porte-parole à l’auteur. En posant des questions comme « Les avez-vous aimées ? », elle cherche à confronter Perdican à ses erreurs et à le faire réfléchir sur la sincérité de ses sentiments. Le champ lexical de l’amour et des sentiments est omniprésent dans ses répliques, alignant ainsi Camille avec les idéaux du mouvement romantique qui prône l’exaltation de la sensibilité et des sentiments : « votre cœur à nu. »
Camille dévoile ses propres sentiments de manière ouverte et directe : « je vous ai aimé, Perdican. » Par ses monologues et ses questionnements incessants, elle incarne les caractéristiques du héros romantique, passionné et sincère, cherchant à comprendre et à exprimer les profondeurs de son cœur.
b) Perdican, détracteur du romantisme
Perdican, en revanche, se place en opposition aux idéaux romantiques en adoptant une vision libertine de l’amour. Il prône le libertinage et incite même Camille à adopter cette perspective : « De prendre un amant. » Sa vision de l’amour est éphémère et multiple, il ne considère pas le mariage comme une union sacrée et encourage l’infidélité : « Tu en prendras un autre. » Perdican cherche à désorienter Camille en lui exposant une réalité plus pragmatique et moins idéalisée : « En voilà un ; je ne crois pas à la vie immortelle. »
Son objectif est de mettre fin à une discussion qui le met mal à l’aise, ce qui se manifeste par ses contradictions apparentes : « Tu as raison de te faire religieuse. » Perdican incarne ainsi une critique du romantisme, préférant une vision de l’amour fondée sur la liberté et le plaisir immédiat plutôt que sur l’éternité et la fidélité.
III) Un conflit entre l’amour humain et l’amour divin
a) Une vision cyclique de l’amour charnel
Perdican propose une vision cyclique et temporaire de l’amour. Pour lui, l’amour n’est qu’une succession de relations éphémères : « Jusqu'à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens seront blancs. » Il voit l’amour comme un processus continu de remplacement : « Tu en prendras un autre. » Le verbe « prendre » à l’infinitif donne l’impression d’une vérité générale, normalisant l’idée que l’amour est cyclique et non permanent. La neutralité de la tonalité dans cette phrase renforce cette perception de normalité et de détachement émotionnel.
b) Opposée à l’éternité de l’amour divin
En contraste avec la vision de Perdican, Camille prône l’éternité de l’amour divin. Elle associe le temps et l’amour dès le début de l’extrait, soulignant l’importance de l’amour éternel : « Combien de temps avez-vous aimé celle que vous avez aimée le mieux ? » Camille cherche à savoir si l’amour unique et durable existe : « Connaissez-vous un homme qui n'ait aimé qu'une femme ? »
Elle exprime son désir d’aimer sans souffrir, d’aimer d’un amour éternel : « Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer d'un amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. » Le champ lexical de l’éternité, avec des termes comme « éternel » et « serments, » montre son désir profond d’un amour de longue durée. En montrant son crucifix, elle souligne la distinction entre l’amour divin et l’amour humain, indiquant que seul l’amour divin peut être véritablement éternel : « Elle montre son crucifix. »
Lorsqu’elle affirme « Pour moi, du moins, il les exclura, » Camille exprime son refus de se conformer à la vision de Perdican et choisit une vie de solitude plutôt que de compromettre ses idéaux. Ce choix la place dans une posture mystique, refusant d’écouter les arguments de Perdican et s’enfermant dans sa quête d’un amour pur et éternel.
Conclusion
Ainsi, Musset utilise ce duel entre Camille et Perdican pour mener une réflexion profonde sur l’amour. À travers le dialogue argumentatif, l’auteur explore deux visions opposées de l’amour : l’amour romantique, éternel et sincère, représenté par Camille, et l’amour libertin, cyclique et éphémère, incarné par Perdican. Ce texte illustre parfaitement les caractéristiques du drame romantique telles que décrites dans la préface de Cromwell de Victor Hugo, en mettant en scène des personnages aux idéaux divergents qui s’affrontent dans un dialogue passionné et révélateur.
Dans cette scène V de l'acte II de On ne Badine pas avec l'Amour, Musset orchestre un échange poignant entre Perdican et Camille, où l'art oratoire de Perdican se déploie dans toute sa splendeur, teinté de persuasion et de plaidoyer en faveur de l'amour. Le monologue de Perdican, chargé d'émotions et de réflexions, contraste avec la brièveté de la participation de Camille, soulignant ainsi la dynamique de pouvoir et la richesse des arguments présentés.
La répartition de la parole illustre le contraste marquant entre la verbosité de Perdican et la réserve de Camille. Cette asymétrie met en exergue la force de la plaidoirie de Perdican, qui, grâce à son monopole du discours, impose ses vues. La structure même de cette interaction, marquée par deux longues tirades de Perdican, encadre la simple interjection de Camille, mettant en lumière la portée persuasive de son discours.
Dans la première tirade, l'art de la persuasion s'exprime avec brio. Perdican utilise une série de questions rhétoriques et d'interpellations directes pour remettre en question l'influence des nonnes sur Camille, employant un langage qui oscille entre la dénonciation et la sollicitude. Les images fortes, telles que le "masque de plâtre", et les contrastes entre les intentions des nonnes et les réactions instinctives de Camille, renforcent son argumentation. La référence à des souvenirs communs et à des symboles d'innocence, comme la fontaine, amplifie l'effet nostalgique et la remise en question des valeurs inculquées par les nonnes.
La seconde tirade, quant à elle, est un véritable plaidoyer pour l'amour. Perdican y dépeint un tableau sombre de l'humanité, accumulant les vices et les faiblesses des hommes et des femmes, pour mieux exalter la grandeur de l'amour, capable de transcender ces imperfections. Cette tirade, riche en figures de style, oppose le cynisme à l'idéalisme, le désespoir à l'espoir, dévoilant ainsi la complexité des sentiments humains et la puissance salvatrice de l'amour. L'éloquence de Perdican atteint son apogée dans les dernières phrases, où il résume sa vision de la vie et de l'amour comme les seules vérités authentiques et édifiantes.
En conclusion, cet extrait illustre la capacité de Musset à entremêler argumentation et poésie, faisant de Perdican le porte-parole de sa propre conception de l'amour et de la vie. À travers cette scène, l'auteur souligne la sacralité de l'amour humain, capable d'offrir une identité véritable et de conférer un sens à l'existence, malgré les douleurs et les désillusions. Musset, par le biais de Perdican, transmet un message universel sur la condition humaine et la quête de l'authenticité à travers l'amour, thème central et éternel de la littérature romantique.
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