Analyse de Manon Lescaut, Des Grieux et Tiberge, le libertinage contre la vertu
Les marques d’amitié entre les personnages dans ce dialogue se manifestent principalement par l’ouverture et la franchise de leur conversation. Des Grieux partage ses pensées les plus intimes avec Tiberge, révélant ses dispositions et ses sentiments avec honnêteté. Tiberge, de son côté, écoute avec attention et exprime ses inquiétudes de manière bienveillante, montrant ainsi son souci pour le bien-être de des Grieux. Le ton employé est respectueux et les échanges sont empreints de considération mutuelle, soulignant une relation basée sur la confiance et l’affection.
Des Grieux semble sincère dans ses propos. Il parle ouvertement de son amour pour Manon et de la manière dont il perçoit son bonheur, malgré les contradictions et les souffrances que cela implique. Sa confession de vouloir paraître sage et réglé aux yeux de Tiberge, tout en admettant son incapacité à renoncer à son amour, renforce cette impression de sincérité. Il ne cherche pas à dissimuler la complexité de ses sentiments, ce qui témoigne de son honnêteté.
Le deuxième paragraphe fait ressortir le champ lexical de l’illusion avec des termes comme « pécheurs », « faux bonheur », « images de bonheur », et « dupes de l’apparence ». En contraste, le champ lexical de la vérité est représenté par des mots tels que « reconnaître », « rendre coupable », et « précipiter volontairement dans l’infortune ». Cette juxtaposition montre la prise de conscience de des Grieux de la nature illusoire de son bonheur avec Manon, tout en reconnaissant son choix délibéré de poursuivre cette voie. On en conclut que des Grieux est lucide sur la réalité de sa situation, mais est volontairement entraîné par ses passions.
L'argumentation de des Grieux est structurée de manière logique et rhétorique, utilisant des connecteurs logiques pour articuler ses idées. Il emploie des expressions comme « Si vous osez le dire » et « Ce bonheur, que vous relevez tant » pour introduire des contre-arguments et des réfutations. Il utilise également des questions rhétoriques pour renforcer son point de vue, par exemple en demandant « Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices ? ». Cette structure argumentative lui permet de présenter ses idées de manière cohérente et persuasive, tout en anticipant les objections de Tiberge.
Des Grieux défend une vision du bonheur et de l’amour qui est intrinsèquement liée à la passion et à l’émotion, même si cela implique des souffrances et des sacrifices. Il considère que le bonheur véritable réside dans l’amour intense et la satisfaction des désirs, malgré les épreuves et les peines. Pour lui, l’amour pour Manon représente un bonheur authentique, bien qu’il soit mêlé de difficultés, et il rejette l’idée que la vertu, définie par la renonciation et le sacrifice, puisse apporter un bonheur comparable.
La vision de des Grieux peut sembler libertine aux yeux de Tiberge car elle valorise le plaisir et la passion au-dessus de la vertu et de la morale traditionnelle. Des Grieux rejette les notions de sacrifice et de renoncement qui sont souvent associées à la vertu religieuse, en faveur d’une poursuite de l’amour et du plaisir personnel. Cette approche hédoniste et individualiste contraste fortement avec la perspective plus austère et moraliste de Tiberge, qui voit dans cette quête du plaisir une forme d'irréligion et de sophisme.
Dans sa passion, des Grieux n’est pas véritablement libre. Bien qu'il affirme choisir de poursuivre son amour pour Manon, il est en réalité dominé par ses émotions et ses désirs, ce qui limite sa liberté de décision. Sa lucidité sur la nature illusoire de son bonheur montre qu'il est conscient des conséquences de ses actions, mais il est incapable de s’en détourner, ce qui suggère une forme d’asservissement à ses passions.
Dans les deux derniers paragraphes, des Grieux utilise un vocabulaire religieux pour légitimer son amour et contrer les arguments de Tiberge. Des termes comme « vertus », « tyrannie de ses parents », « impiété », et « sophisme » montrent son effort pour aligner ses sentiments amoureux avec des concepts religieux, tentant ainsi de donner une dimension morale à son amour. Il évoque aussi la « persévérance d’un amour malheureux » et la comparaison avec les pratiques religieuses pour illustrer que l’amour peut offrir un bonheur équivalent, voire supérieur, à celui de la vertu religieuse.
Le chevalier des Grieux n’a pas l’intention de changer; au contraire, il souhaite justifier ses actions et obtenir le soutien de Tiberge. Son argumentation vise à convaincre Tiberge de la légitimité de ses choix et de la validité de son bonheur, même s'il est fondé sur des passions. Il cherche à rallier Tiberge à sa cause, espérant ainsi maintenir son amitié et son soutien malgré ses choix controversés.
Quelles conceptions de l’amour s’opposent ? Comment l’abbé Prévost oppose-t-il la vertu au libertinage ?
I) Une controverse entre amis
Le chevalier Des Grieux éprouve une profonde amitié pour Tiberge et lui ouvre son cœur. Tiberge est inquiet et attentionné envers son ami, il est venu prendre de ses nouvelles (“Il voulut être informé de mes dispositions”), voir si tout allait bien. En revanche, Des Grieux trahit cette confiance en lui cachant ses futures intentions : “Je lui ouvris mon cœur sans réserve, excepté sur le dessein de ma fuite”. Ce mensonge montre que Des Grieux n’est même plus vrai envers lui-même : il a perdu le sens de la vérité. Il est prisonnier de sa passion qui lui embrume l’esprit comme le montre le champ lexical de l’illusion: “ s’enivraient du faux bonheur du vice”, “dupes de l’apparence”, “des images de bonheur”.
II) Le libertinage ou la vertu
Le discours de Des Grieux est très argumenté, comme s' il était préparé d'avance, ce qui manque de sincérité. En utilisant le registre pathétique, il se fait passer pour une victime (“Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé de vaincre, lorsqu’on n’oppose rien à vos armes ! Laissez-moi raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiétudes ? ”). La vision du bonheur de Des Grieux est celle du plaisir paresseux et confortable du libertinage. Aux yeux de Tiberge, cette vision est totalement blasphématoire car Des Grieux renie entièrement la religion car il la juge trop difficile. Il compare la croix a de la torture et a de la tyrannie. Il rejette l’amour et le sacrifice de Jésus pour celui de Manon. “Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ?” Il préfère choisir une vie facile de débauche et de passion à une vie plus honorable mais plus rude.
III) Les dangers de la passion
Le chevalier Des Grieux est prisonnier de sa propre passion car il est faible et soumis à Manon qu’il adore et considère comme une déesse. Manon a remplacé Dieu dans son cœur et il ne peut s’en défaire : “mais l’action est-elle en mon pouvoir ? De quels secours n’aurais-je pas besoin pour oublier les charmes de Manon ? ”
Il essaie même de convaincre Tiberge de sa propre faiblesse afin qu’il compatisse avec sa situation. Il ne cherche pas à changer de vie car il juge qu’il ne peut se défaire de son amour pour Manon qui est pour lui une fatalité tragique : “O cher ami ! lui répondis-je, c’est ici que je reconnais ma misère et ma faiblesse. Hélas ! oui, c’est mon devoir d’agir comme je raisonne ! mais l’action est-elle en mon pouvoir ?”
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