Etude linéaire du Malade imaginaire, acte III scène 3

Etude linéaire du Malade imaginaire, acte III scène 3

Texte

Argan
Sur la pensée, mon frère, de me donner un gendre tel qu'il me faut.

Béralde
Ce n'est point là, mon frère, le fait de votre fille ; et il se présente un parti plus sortable pour elle.

Argan
Oui ; mais celui-ci, mon frère, est plus sortable pour moi.

Béralde
Mais le mari qu'elle doit prendre doit-il être, mon frère ou pour elle, ou pour vous ?

Argan
Il doit être, mon frère, et pour elle et pour moi ; et je veux mettre dans ma famille les gens dont j'ai besoin.

Béralde
Par cette raison-là, si votre petite était grande, vous lui donneriez en mariage un apothicaire ?

Argan
Pourquoi non ?

Béralde
Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires et de vos médecins, et que vous vouliez être malade en dépit des gens et de la nature ?

Argan
Comment l'entendez-vous, mon frère ?

Béralde
J'entends, mon frère, que je ne vois point d'homme qui soit moins malade que vous, et que je ne demanderais point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c'est qu'avec tous les soins que vous avez pris vous n'avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n'êtes point crevé de toutes les médecines qu'on vous a fait prendre.

Argan
Mais savez-vous, mon frère, que c'est cela qui me conserve ; et que monsieur Purgon dit que je succomberais, s'il était seulement trois jours sans prendre soin de moi ?

Béralde
Si vous n'y prenez garde, il prendra tant de soin de vous, qu'il vous enverra en l'autre monde.

Argan
Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine ?

Béralde
Non, mon frère, et je ne vois pas que, pour son salut, il soit nécessaire d'y croire.

Argan
Quoi ! vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde et que tous les siècles ont révérée ?

Béralde
Bien loin de la tenir véritable, je la trouve, entre nous, une des plus grandes folies qui soient parmi les hommes ; et, à regarder les choses en philosophe, je ne vois point une plus plaisante mômerie, je ne vois rien de plus ridicule, qu'un homme qui se veut mêler d'en guérir un autre.

Argan
Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu'un homme en puisse guérir un autre ?

Béralde
Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.

Argan
Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?

Béralde
Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais, pour ce qui est de les guérir, c'est ce qu'ils ne savent pas du tout.

Argan
Mais toujours faut-il demeurer d'accord que, sur cette matière, les médecins en savent plus que les autres.

Béralde
Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand'chose : et toute l'excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets.

Argan
Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et aussi habiles que vous ; et nous voyons que, dans la maladie, tout le monde a recours aux médecins.

Béralde
C'est une marque de la faiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.

Argan
Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu'ils s'en servent pour eux-mêmes.

Béralde
C'est qu'il y en a parmi eux qui sont eux-mêmes dans l'erreur populaire, dont ils profitent ; et d'autres qui en profitent sans y être. Votre monsieur Purgon, par exemple, n'y sait point de finesse ; c'est un homme tout médecin, depuis la tête jusqu'aux pieds ; un homme qui croit à ses règles plus qu'à toutes les démonstrations des mathématiques, et qui croirait du crime à les vouloir examiner ; qui ne voit rien d'obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de difficile ; et qui, avec une impétuosité de prévention une raideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu'il pourra vous faire : c'est de la meilleure foi du monde qu'il vous expédiera ; et il ne fera, en vous tuant, que ce qu'il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu'en un besoin il ferait à lui-même.

Etude linéaire

 

Argan veut marier sa fille à un médecin parce qu'il croit que cela lui garantira des soins médicaux constants, qu'il considère comme essentiels pour sa survie. Il est convaincu que la présence d'un médecin dans la famille répondra à ses besoins obsessionnels de traitements et de consultations médicales. Ce comportement peut être qualifié d'égoïste et de manipulateur, car Argan met ses propres intérêts et obsessions avant le bonheur et les désirs de sa fille. Il utilise le mariage comme un moyen de satisfaire sa propre peur de la maladie et sa dépendance aux médecins.

 

 

Les répliques échangées par les deux frères sont des arguments et des contre-arguments sur la pertinence de marier Angélique à un médecin. Béralde propose un parti plus approprié pour Angélique, tandis qu'Argan insiste sur ses propres besoins. Ces répliques montrent une dynamique conflictuelle et argumentative entre eux. Béralde, rationnel et critique, essaie de raisonner avec Argan, qui est obstiné et centré sur ses propres peurs. Cette interaction révèle une tension entre la raison et l'obsession, et montre que Béralde est souvent en désaccord avec les décisions et les obsessions d'Argan.

 

 

Béralde parle d'un prétendant qui serait mieux adapté pour Angélique, quelqu'un qui conviendrait mieux à ses intérêts et à son bonheur. Il fait référence à Cléante, qui aime sincèrement Angélique et avec qui elle souhaite se marier. Béralde suggère que Cléante serait un meilleur choix que Thomas Diafoirus, qui ne correspond aux désirs d'Argan que par sa profession.

 

 

Béralde change d'argumentation à la ligne 1639 parce qu'il réalise que ses arguments rationnels ne font pas changer d'avis son frère. Il décide alors de confronter directement l'obsession médicale d'Argan en remettant en question l'efficacité et la nécessité de la médecine elle-même. Sa discussion initiale sur le choix d'un gendre n'a pas produit les effets escomptés, car Argan reste fixé sur son idée de marier Angélique à un médecin pour ses propres besoins.

 

 

 

Cette scène intervient au milieu de la pièce, alors que les conflits et les enjeux commencent à se cristalliser. Elle aboutit à une confrontation directe entre les deux frères sur la valeur de la médecine. Malgré les arguments rationnels de Béralde, Argan ne change pas d'avis sur la médecine, restant convaincu de son besoin constant de soins médicaux. Cette scène met en lumière la profondeur de l'obsession d'Argan et prépare le terrain pour les développements ultérieurs de la pièce.

 

 

Le verbe "croire" se rapporte habituellement au champ lexical de la foi et de la religion. Cette phrase montre qu'Argan conçoit la médecine non pas comme une science basée sur des preuves, mais comme un objet de foi presque religieuse. Il attribue aux médecins et à leurs traitements une autorité et une infallibilité qui relèvent plus de la croyance aveugle que de la compréhension rationnelle.

 

 

Argan justifie son obéissance à la médecine en affirmant que c'est ce qui le maintient en vie et que son médecin, M. Purgon, a dit qu'il succomberait sans ses soins constants. Béralde répond en affirmant que ces soins excessifs sont en réalité dangereux et pourraient le tuer. Les justifications d'Argan semblent irrationnelles et basées sur la peur, démontrant une dépendance excessive à l'autorité médicale sans remise en question critique de son efficacité réelle.

 

 

Béralde est caractérisé par sa rationalité, son scepticisme et son esprit critique. Il remet en question les pratiques médicales et les croyances aveugles de son frère avec des arguments logiques et philosophiques. Il se caractérise lui-même comme un philosophe, quelqu'un qui observe et analyse la situation avec une distance critique, comme lorsqu'il dit : "à regarder les choses en philosophe, je ne vois point une plus plaisante mômerie".

 

 

Les mots "croyez", "salut", "révérée" et "mystères" appartiennent au champ lexical de la religion et de la spiritualité. On peut en déduire qu'Argan perçoit la médecine avec une dévotion quasi-religieuse, la plaçant sur un piédestal de foi et de révérence. Cette utilisation du vocabulaire religieux pour parler de la médecine souligne l'aspect dogmatique et irrationnel de sa croyance en les médecins et leurs pratiques.

 

 

 

Les arguments principaux avancés par Argan pour défendre la médecine sont que c'est une science respectée par tous les siècles et reconnue par tout le monde, qu'elle est pratiquée par des gens sages et habiles, et que tout le monde a recours aux médecins en cas de maladie. Il insiste également sur le fait que les médecins eux-mêmes utilisent la médecine pour se soigner, ce qui pour lui prouve sa validité.

 

 

Béralde répond à son frère en soulignant l'inutilité pratique et la superficialité de la médecine, en disant qu'elle consiste principalement en un langage pompeux et des termes savants sans réelle efficacité curative. Il critique les médecins pour leur usage de jargon latin et grec, leur discours confus et leurs promesses vaines. Béralde utilise un ton sarcastique et méprisant pour renforcer sa critique, opposant ces expressions à l'inefficacité réelle des traitements médicaux. Il oppose "parler en beau latin" et "nommer en grec" à la capacité réelle de guérir, montrant que les mots et les titres ne se traduisent pas en résultats concrets.

 

 

La précision "jusques ici" est importante car elle montre que Béralde reconnaît les limites actuelles de la connaissance médicale. Il souligne que les mystères du corps humain sont encore largement inconnus et que la médecine de son temps ne peut prétendre comprendre ou maîtriser ces mystères. Cette phrase met en évidence le scepticisme de Béralde envers les prétentions des médecins et leur incapacité à véritablement guérir.

 

 

Béralde distingue deux types de médecins : ceux qui croient sincèrement aux doctrines médicales traditionnelles et ceux qui en profitent cyniquement sans y croire. Les premiers sont décrits comme des hommes de bonne foi, mais naïfs et aveuglés par leurs croyances. Les seconds sont présentés comme des opportunistes qui exploitent les superstitions populaires pour leur propre profit. Cette distinction montre la critique de Béralde envers la crédulité et l'opportunisme qui coexistent dans la profession médicale.

 

 

À travers l'exemple de M. Purgon, Béralde définit la médecine comme une pratique dogmatique et autoritaire, rigide dans ses méthodes et aveugle à toute remise en question. Il oppose cette vision à une approche plus sceptique et rationnelle. M. Purgon valorise un raisonnement basé sur la tradition et l'autorité des règles médicales, sans examiner ni remettre en question leur validité. Cela correspond à son personnage de médecin obstiné et fanatique, confiant dans ses pratiques jusqu'à l'absurde.

 

 

Ce passage nous apprend que la médecine du XVIIᵉ siècle était marquée par une forte adhésion aux traditions et aux règles établies, souvent au détriment de l'innovation et de l'efficacité réelle. Béralde reproche à la médecine une dualité entre un savoir de paroles et une inefficacité pratique. Il critique les médecins pour leur jargon savant et leurs promesses non tenues, mettant en lumière leur incapacité à guérir véritablement. En filigrane, Molière critique également l'aveuglement et la crédulité des gens, y compris des médecins eux-mêmes, ainsi que l'exploitation de cette crédulité par certains praticiens pour leur propre gain.


Cette scène est révélatrice des différences de caractère entre Argan et Béralde car Béralde argumente calmement tandis qu’Argan s’emporte et se laisse dominer par la colère. On le voit par la ponctuation expressive dans les répliques du personnage d'Argan qui parle trop vite et sans réfléchir. Béralde assume ici le rôle du raisonneur mais ne parvient toutefois pas à convaincre Argan qui ne l'écoute pas. Béralde propose à Argan d'aller voir une pièce de Molière pour se divertir, le rire étant le meilleur des médecins. Face à cette proposition le spectateur est à la fois surpris et amusé. Les deux fonctions de la comédie énoncées par Béralde sont divertir et instruire (« tirer d’erreur»). La phrase « Ce ne sont point les médecins qu’il joue mais le ridicule de la médecine» signifie que vouloir soigner est louable mais les moyens employés sont ridicules puisque les lavements et les saignées précipitaient souvent les malades dans la tombe. Molière excelle dans l'art de parler du théâtre au théâtre puisque pour défendre l'idée selon laquelle le rire est médecin, il propose de se divertir en allant voir sa propre pièce.

Les deux frères échangent des stichomythies c’est-à-dire des répliques rapides qui montrent qu’ils ne sont pas du tout d’accord et qu’ils sont près de se disputer. Argan veut absolument marier sa fille à un médecin afin de pouvoir être soigné quand bon lui semble. C’est un comportement extrêmement égoïste puisqu’il ne tient aucun compte du bonheur d’Angélique et ne pense qu’à ses propres intérêts : «Mais le mari qu’elle doit prendre doit-il être, mon frère, ou pour elle, ou pour vous ?/ Il doit être, mon frère, et pour elle, et pour moi, et je veux mettre dans ma famille les gens dont j’ai besoin».  Quand Béralde évoque «un parti plus sortable», il parle de Cléante. Mais malgré son changement d’argumentation («Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires et de vos médecins, et que vous soyez toujours malade en dépit des gens et de la nature ?»), il n’arrive pas à raisonner son frère.

Le verbe «croire» employé par Argan dans sa question «Vous ne croyez donc point à la médecine» se rapporte habituellement au domaine de la religion et de la superstition et montre le fanatisme d’Argan à l’égard de la médecine en qui il a une foi aveugle : «croyez», «salut», «révérée», «mystères» appartiennent au champ lexical de la foi. Argan défend les médecins car il pense qu’ils «en savent plus que les autres» et que «dans la maladie, tout le monde a recours aux médecins». Donc il ne mène pas de réflexion par lui-même mais se range du côté de la croyance populaire. Béralde lui rétorque que le savoir des médecins n’est que de la poudre jetée aux yeux sous la forme de belles paroles et de quelques mots de grec et de latin : «Parler en beau latin», «nommer en grec», «pompeux galimatias», «spécieux babil». Pour Béralde les médecins sont soit des imposteurs qui profitent de la crédulité des malades pour s’enrichir en leur prescrivant toujours plus de médicaments qui finissent par les tuer ; soit comme Monsieur Purgon des fanatiques aveugles : «c’est de la meilleure foi du monde qu’il vous expédiera». Dans tous les cas, selon Béralde (qui porte ici les idées de Molière) les médecins sont des gens dangereux dont il faut se méfier : «Entendez-les parler : les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire : les plus ignorants de tous les hommes.»

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