Etude linéaire du Malade imaginaire, acte III scènes 12, 13, 14
Texte
ACTE III - SCÈNE 12
(s'écrie)
Ah ! mon Dieu ! Ah ! malheur ! quel étrange accident !
Béline
Qu'est-ce, Toinette ?
Toinette
Ah ! madame !
Béline
Qu'y a-t-il ?
Toinette
Votre mari est mort.
Béline
Mon mari est mort ?
Toinette
Hélas ! oui. Le pauvre défunt est trépassé.
Béline
Assurément ?
Toinette
Assurément. Personne ne sait encore cet accident-là, et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.
Béline
Le Ciel en soi loué ! Me voilà délivrée d'un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t'affliger de cette mort !
Toinette
Je pensais, madame, qu'il fallût pleurer.
Béline
Va, va, cela n'en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne, et de quoi servait-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets.
Toinette
Voilà une belle oraison funèbre.
Béline
Il faut, Toinette, que tu m'aides à exécuter mon dessein, et tu peux croire qu'en me servant ta récompense est sûre. Puisque, par un bonheur, personne n'est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée jusqu'à ce que j'aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l'argent, dont je veux me saisir, et il n'est pas juste que j'aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette : prenons auparavant toutes ses clefs.
Argan
(se levant brusquement)
Doucement !
Béline
(surprise et épouvantée)
Aïe
Argan
Oui, madame ma femme, c'est ainsi que vous m'aimez ?
Toinette
Ah ! ah ! le défunt n'est pas mort.
Argan
(à Béline qui sort)
Je suis bien aise de voir votre amitié et d'avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur qui me rendra sage à l'avenir, et qui m'empêchera de faire bien des choses.
Béralde
(sortant de l'endroit où il s'est caché)
Hé bien, mon frère, vous le voyez.
Toinette
Par ma foi, je n'aurais jamais cru cela. Mais j'entends votre fille ; remettez-vous comme vous étiez et voyons de quelle manière elle recevra votre mort. C'est une chose qu'il n'est pas mauvais d'éprouver ; et puisque vous êtes en train, vous connaîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous.
ACTE III - SCÈNE 13
(s'écrie :)
O ciel ! ah ! fâcheuse aventure ! Malheureuse journée.
Angélique
Qu'as-tu, Toinette ? et de quoi pleures-tu ?
Toinette
Hélas ! j'ai de tristes nouvelles à vous donner.
Angélique
Eh quoi ?
Toinette
Votre père est mort.
Angélique
Mon père est mort, Toinette ?
Toinette
Oui. Vous le voyez là, il vient de mourir tout à l'heure d'une faiblesse qui lui a pris.
Angélique
O ciel ! quelle infortune ! quelle atteinte cruelle ! Hélas ! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde ; et qu'encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi ! Que deviendrai-je, malheureuse ? et quelle consolation trouver après une si grande perte ?
ACTE III - SCÈNE 14
Qu'avez-vous donc, belle Angélique ? et quel malheur pleurez-vous ?
Angélique
Hélas ! je pleure tout ce que dans la vie je pouvais perdre de plus cher et de plus précieux : je pleure la mort de mon père.
Cléante
O ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! Hélas ! après la demande que j'avais conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher, par mes respects et par mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.
Angélique
Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j'y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j'ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m'accuse de vous avoir donné. Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse pour vous témoigner mon ressentiment.
Argan
(se lève.)
Ah ! ma fille !
Angélique
(épouvantée.)
Ahi !
Argan
Viens. N'aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille ; et je suis ravi d'avoir vu ton bon naturel.
Angélique
Ah ! quelle surprise agréable ! Mon père, puisque, par un bonheur extrême, le ciel vous redonne à mes vœux, souffrez qu'ici je me jette à vos pieds, pour vous supplier d'une chose. Si vous n'êtes pas favorable au penchant de mon cœur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure au moins de ne me point forcer d'en épouser un autre. C'est toute la grâce que je vous demande.
Cléante
(se jette à genou.)
Eh ! monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes, et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d'une si belle inclination.
Béralde
Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ?
Toinette
Monsieur, serez-vous insensible à tant d'amour ?
Argan
Qu'il se fasse médecin, je consens au mariage.(A Cléante.)
Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.
Cléante
Très volontiers, monsieur. S'il ne tient qu'à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même si vous voulez. Ce n'est pas une affaire que cela, et je ferais bien d'autres choses pour obtenir la belle Angélique.
Béralde
Mais, mon frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d'avoir en vous tout ce qu'il vous faut.
Toinette
Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n'y a point de maladie si osée que de se jouer à la personne d'un médecin.
Argan
Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi. Est-ce que je suis en âge d'étudier ?
Béralde
Bon, étudier ! Vous êtes assez savant ; et il y en a beaucoup parmi eux qui ne sont pas plus habiles que vous.
Argan
Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies et les remèdes qu'il y faut faire.
Béralde
En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela ; et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.
Argan
Quoi ! l'on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?
Béralde
Oui. L'on n'a qu'à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison.
Etude linéaire
Toinette demande à Argan de faire le mort afin de révéler les véritables sentiments de Béline et des autres membres de la famille envers lui. En feignant la mort d'Argan, Toinette expose l'hypocrisie et la malveillance de Béline, qui se réjouit de sa mort et planifie immédiatement de s'emparer de ses biens. Cette ruse souligne l'importance de Toinette dans la pièce, car elle agit comme un moteur de la vérité et de la justice, démasquant les intentions cachées des personnages et protégeant les intérêts d'Argan et d'Angélique.
Les répliques brèves que prononcent Toinette et Béline au début de la scène 12 sont des stichomythies. Ce type de dialogue, caractérisé par des répliques rapides et courtes, crée un effet de tension dramatique et de dynamisme. Elles accentuent l'urgence et l'émotion de la scène, soulignant la réaction hypocrite de Béline à la nouvelle de la mort d'Argan.
Béline utilise l'hyperbole et l'accumulation pour décrire son mari de manière extrêmement négative. Elle emploie des mots comme "incommode", "malpropre", "dégoûtant", "ennuyeux", et "fatiguant" pour le décrire. Cette description donne une image très dépréciative et exagérée d'Argan, le présentant comme un fardeau insupportable. Ce portrait, bien que biaisé par la malveillance de Béline, met en évidence les obsessions d'Argan et sa dépendance aux soins médicaux, tout en révélant la cruauté et l'intérêt personnel de Béline.
Ces mots appartiennent au champ lexical de l'éloge et de la réflexion posthume. "Oraison funèbre" et "panégyrique" renvoient à des discours honorifiques généralement prononcés à la mort de quelqu'un, tandis que "avis au lecteur" suggère une leçon à tirer. Ils sont utilisés ici de manière ironique par Argan pour souligner l'hypocrisie de Béline et pour marquer une prise de conscience de sa part. Argan utilise ces termes pour montrer qu'il a compris la vraie nature de sa femme et qu'il en tirera des leçons pour l'avenir.
Cette réplique contient une antithèse, opposant les termes "défunt" et "n'est pas mort". Elle est prononcée par Toinette. Cette figure de style correspond bien au personnage de Toinette, car elle souligne son rôle de révéler la vérité et de créer des retournements de situation. Son esprit vif et son sens de la ruse sont bien illustrés par cette déclaration paradoxale, qui expose l'hypocrisie de Béline et crée un effet comique.
Ce procédé comique est appelé l'ironie dramatique. Le spectateur est au courant de la situation réelle (Argan n'est pas mort), contrairement à certains personnages de la scène, ce qui crée un décalage comique entre ce que les personnages croient et ce que le public sait.
En parlant ainsi, Toinette montre Argan feignant la mort. Elle est censée pointer du doigt ou désigner Argan étendu immobile. Cette réplique fait écho à celle de la scène 12 où elle dit à Béline : "Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise." Cela crée une continuité et une cohérence dans la mise en scène de la fausse mort d'Argan.
Angélique emploie ici le registre pathétique. Sa sincérité ne peut être mise en doute en raison de l'intensité émotionnelle de ses paroles et de son expression de désespoir authentique face à la perte de son père. Dans la suite de la pièce, Cléante tient un discours similaire lorsqu'il exprime son chagrin devant Angélique, montrant ainsi un parallèle entre leurs réactions émotionnelles profondes et sincères.
Angélique décrit son père à Cléante comme la personne la plus chère et précieuse qu'elle avait dans la vie, soulignant son affection et son respect pour lui. Lorsqu'Argan entend cette réplique, il ressent probablement une grande émotion et une satisfaction d'être si profondément aimé par sa fille. Cela le touche et confirme son amour pour Angélique, renforçant son désir de la rendre heureuse.
Quand Angélique dit qu'elle "renonce au monde", elle exprime son intention de se retirer de la vie sociale et de ses plaisirs pour se consacrer au deuil et à la mémoire de son père. En faisant cela, elle obéit à l'une des intentions de son père, qui voulait la marier à un médecin pour garantir sa protection. On peut dire qu'Angélique est un personnage dévoué et respectueux, prêt à sacrifier son bonheur personnel pour honorer la mémoire de son père et montrer sa piété filiale.
Quand son père se révèle, Angélique s'écrie : "Ahi !" Cette exclamation est une réaction de surprise et de soulagement. Elle n'est pas la seule à l'avoir prononcée ; Béline avait également exprimé une exclamation similaire ("Aïe") lorsqu'Argan s'était relevé pour la première fois. Cela participe au comique de la scène en créant une symétrie dans les réactions des deux personnages, accentuant le contraste entre la sincérité d'Angélique et l'hypocrisie de Béline.
D'après la réplique de Cléante, Béralde l'a aidé en parlant à Argan. Cela confirme les liens connus entre les personnages, montrant que Béralde soutient Cléante et Angélique dans leur désir de se marier par amour. Béralde apparaît comme un allié rationnel et bienveillant, contrastant avec les autres personnages plus égoïstes et manipulateurs.
Béralde et Toinette interviennent comme des orchestrateurs et des observateurs critiques dans la scène finale. Béralde suggère à Cléante de devenir médecin pour obtenir la main d'Angélique, et il encourage Argan à devenir médecin lui-même pour illustrer l'absurdité de sa dépendance à la médecine. Toinette, quant à elle, soutient cette idée avec humour et ironie, soulignant le comique de la situation. Leur intervention sert à révéler les travers des autres personnages et à dénouer la situation de manière comique.
La réplique d'Argan montre qu'il n'est pas guéri de son imagination malade car il continue de croire fermement en la nécessité d'avoir un médecin dans la famille. La condition qu'il pose au mariage est que Cléante devienne médecin. Cela souligne l'obsession d'Argan pour la médecine et son incapacité à reconnaître l'absurdité de cette exigence.
Toinette et Béralde imaginent la solution que Cléante devienne médecin, une solution qu'il accepte volontiers par amour pour Angélique. Béralde va plus loin en suggérant qu'Argan devienne lui-même médecin, ce qui rend la situation encore plus comique et met en lumière l'absurdité de ses exigences.
Cette réplique signifie qu'aucune maladie n'oserait attaquer quelqu'un qui est médecin, car être médecin est perçu comme une protection ultime contre les maladies. Elle rejoint la manière de penser d'Argan, qui voit la médecine et les médecins comme des remparts indispensables contre toutes les maladies, démontrant son obsession et sa foi aveugle en la médecine.
L'ordre des connaissances nécessaires pour être médecin, tel qu'énuméré par Argan, met en premier lieu la capacité de parler latin, ce qui est absurde et montre son ignorance de ce qui est vraiment important en médecine. Béralde répond à cette objection avec ironie, en suggérant qu'en recevant simplement la robe et le bonnet de médecin, Argan saura tout cela automatiquement, soulignant ainsi l'absurdité de son point de vue et la superficialité de ses critères.
D'après Béralde, l'élément le plus important dans la carrière de médecin est l'apparence et le langage savant, non la compétence réelle. On peut penser au proverbe "L'habit fait le moine", qui suggère que les apparences peuvent tromper et que le statut et le respect sont souvent attribués sur la base de l'apparence plutôt que des compétences réelles. Béralde dénonce l'hypocrisie et la superficialité du statut médical, en montrant que le simple port de la robe et du bonnet de médecin confère une autorité imméritée et transforme le charabia en sagesse apparente.
Le comique permet d'aborder la question de la mort d'une manière aussi profonde que le tragique grâce a l'illusion théâtrale qui est pleinement révélatrice de la vérité des êtres et de la condition humaine. En effet, dans le malade imaginaire scènes 11 et 12, Molière utilise le théâtre dans le théâtre puisque Toinette et Argan jouent la comédie pour Béline qui tombe dans le piège en révélant ses véritables sentiments à l'égard de son odieux mari. C'est une scène très cruelle bien que comique, car le mari hypocondriaque est détesté par son épouse qui est pressée de mettre la main sur sa fortune. Le pauvre homme est à ce point terrorisé par la mort qu'il craint de mourir en jouant le mort, ce qui fait rire le spectateur et dédramatise la peur de la mort.
Toinette a demandé à Argan de jouer le mort afin d’éprouver les sentiments de son entourage familial, car elle pense comme Béralde que Argan ne devrait pas faire confiance à sa femme, et qu’il devrait au contraire veiller au bonheur d’Angélique qui ne mérite pas d’être sacrifiée sur l’autel de sa passion pour les médecins. L’échange rapide de répliques entre Toinette et Béline au début de la scène 12 avec les stichomythies : «Ah, Madame / Qu’y a-t-il ? / Votre mari est mort. / Mon mari est mort ?» souligne la spontanéité et l’impatience de Béline : «Assurément ? / Assurément» et révèle sa véritable nature de croqueuse de diamants : «Le Ciel en soit loué ! Me voilà délivrée d’un grand fardeau [...] Il y a des papiers, il y a de l’argent dont je veux me saisir, et il n’est pas juste que j’aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années».
Béline se livre ici à une véritable oraison funèbre paradoxale dans laquelle elle énumère tous les défauts de son défunt mari : « Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatigant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets». On remarque les procédés du théâtre dans le théâtre et de la double énonciation car le spectateur sait que Argan n’est pas mort et s’attend à la réaction de surprise de Béline lorsque celui-ci se lève brusquement.
Toinette rejoue la scène de déploration à l’identique pour Angélique, ce qui provoque un comique de répétition, de même que la réplique «Ahy !» prononcée par les deux femmes au réveil du défunt. Mais au contraire de sa belle-mère, Angélique est profondément éplorée, comme le montre le registre tragique : « O Ciel ! Quelle infortune ! Quelle atteinte cruelle ! Hélas ! Faut-il que je perde mon père ? La seule chose qui me restait au monde ?» On ne peut pas douter de sa sincérité, et lorsque Cléante la rejoint, il adopte la même attitude de désespoir car il aime profondément Angélique et souffre de la voir malheureuse. Angélique, à l’inverse de Béline, fait un portrait élogieux de son père et se déclare prête à entrer au couvent pour suivre ses dernières volontés : «je ne veux plus être du monde, et j’y renonce pour jamais».
Cependant, même après ces révélations, Argan reste obsédé par la médecine et exige que Cléante devienne médecin s’il veut épouser sa fille : «Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage» Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.» Toinette et Béralde proposent alors à Argan de se faire lui-même médecin, puisque d’après eux cela ne requiert aucune compétence en dehors de l’art d’embobiner les gens avec de belles paroles : «L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison».
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