Analyse des Fausses confidences, acte II scène 10

Analyse des Fausses confidences, acte II scène 10

INTRODUCTION. CONTEXTE : Pendant la période de la Régence, l’austérité de la fin du règne de Louis XIV laisse place à l’émancipation des mœurs. La fameuse banqueroute de Law est propice au brassage social. Les bourgeois s’enrichissent et deviennent de plus en plus cultivés et côtoient dans les salons les aristocrates. Marivaux s'interroge sur la structure pyramidale de la société. ŒUVRE : Son œuvre Les Fausses Confidences, jouée pour la première fois en 1737, témoigne de l’esprit nouveau à l’aube des Lumières. EXTRAIT : Après un 1e acte centré sur la manipulation d'ordre rhétorique (cf. I, 14) le 2e acte se construit autour d'accessoires scéniques - les portraits, la lettre, « vraies-fausses » pièces à conviction dont se sert Dubois pour entretenir son stratagème. Alors que les scènes 5 à 9 développent une intrigue secondaire autour d’un portrait mystérieux dont l’énigme est résolue dans la scène 9, mettant à mal Araminte, une querelle opposant Arlequin à Dubois, au sujet d’un deuxième portrait, éclate aussitôt, assurant une progression dramatique. Il n’est plus question d’un portrait miniaturé peint par Dorante, mais d’un tableau contemplé par ce dernier, constituant dès lors une nouvelle preuve de son amour « secret ».

PROBLÉMATIQUE : En quoi cette querelle révèle-t-elle le tour de force de Dubois qui intègre un accessoire imprévu à son plan ?

I) Une querelle savamment orchestrée

a) Le double jeu de Dubois, valet offusqué

- Dubois feint d’être en colère : emploi du semi présentatif emphatique “c’est” jouant le rôle du valet offusqué, champ lexical du conflit + juxtaposition des propositions pour un rythme rapide, se plaçant habilement non pas tant du côté d’Araminte que de celui de Mme Argante qui chercher à confondre Dorante depuis le début.

- Son jeu est double : il veut à la fois prouver sa fidélité (qui devient le gage de son honnêteté) qui l’a presque poussé à se battre, et éprouver les sentiments d’Araminte.

- Il rapporte donc ce qui s’est passé en hors-scène (discours rapporté) et révèle sa parfaite maîtrise de la situation : en effet, alors que le premier portrait dont il était question était une “preuve” conçue de toute pièce par le valet machiniste, il se sert ici d’un tableau existant, signe qu’il s’adapte parfaitement à la situation et se sert d’accessoires indépendants à priori du stratagème.

- Le principe de la double-entente est source de comique : le spectateur apprécie tout particulièrement la mention faite au "hasard" et l’autoportrait de Dubois, garant de la convenance : “j’ai cru qu’il fallait l’ôter, qu’il n’avait que faire là, qu’il n’était point décent qu’il restât”.

b) Arlequin manipulé devient un adjuvant involontaire :

- Arlequin, double inversé du valet machiniste, est totalement manipulé par ce dernier, ce qui renforce le comique de la confrontation entre les deux valets. Il se défend (injures + emploi d’impératifs), sans réaliser que la querelle fait partie de la machination ourdie par Dubois.

- Ingénu et ne comprenant pas l’inconvenance de la situation, il rapporte alors une autre scène qui vient de se dérouler en hors-scène (instantanéité de l’action mise en valeur par la négation restrictive) : il a été le témoin d’une extase quasi mystique (hyperboles) qu’il expose avec sincérité et objectivité.

- Ses paroles confirment la posture de l’amant transi qu’est Dorante, lequel, tel un dévot, contemple “avec toute la satisfaction possible” et “de tout son coeur” (hyperboles + lexique de la passion amoureuse) le tableau qui devient presque une icône sacrée et qui “réjouit cet honnête homme” => transport mystique.

- Arlequin devient l’adjuvant involontaire : de Dubois : sa parole ingénue, que personne ne peut remettre en cause (il est reconnu de tous comme incapable de manipulation), porte témoignage de l’amour insensé de l’intendant.

- Néanmoins le spectateur, non averti ici, peut douter de la spontanéité de la dévotion de Dorante : si l’amour de Dorante est sincère (cf. I, 2), cette posture de dévot n’a-t-elle pas été inventée par le metteur en scène qu’est Dubois ? L’émotion réelle ne se mêle-t-elle pas à l’émotion jouée ?

c) Une fausse confidence :

- Zèle intempestif de Dubois : Dubois poursuit son double jeu. Se plaçant sous l’autorité manifeste de sa maîtresse “Madame le voudra ainsi”, il manifeste un zèle intempestif : redondance du pronom personnel “et moi ; moi-même”.

- Mais son objectif n’est pas tant d'ôter le tableau, ni de révéler l’amour de Dorante - cela a déjà été fait - que de pousser Araminte à imposer sa décision de laisser le tableau en place. En imaginant une scène au futur proche, et en faisant mine de sauver l’honneur de sa maîtresse, il accule en réalité Araminte à une décision qui révélera, ou non, son intérêt pour Dorante (psychologie inversée). En effet, Dubois n’a pas à décider à la place d’Araminte, il outrepasse sa fonction en décidant à la place de sa maîtresse. Elle doit donc reprendre la main.

- Le spectateur, complice de Dubois, savoure le jeu comique et saisit l’intention du valet, entendant l’inverse de ce qui est énoncé : il sait que Dubois, en réalité, fait tout pour qu'on laisse le tableau en place. Sa parole doit provoquer une réaction inverse à ce qu’elle prétend.

Transition : Dubois se sert donc d’un accessoire qu’il n’avait a priori pas prévu pour éprouver une fois de plus Araminte. Il manipule non seulement Arlequin, mais aussi les spectateurs de la dispute, dont les réactions manifestent la réussite du stratagème.

II) La réussite du stratagème

a) Fausse indifférence d’Araminte face à une situation inconvenante :

- Mauvaise foi : La réaction d’Araminte confirme sa mauvaise foi : elle feint l’indifférence (interjection + interrogative), use de l’antiphrase (“ Il était bien nécessaire de faire ce bruit-là”) et dénigre le portrait par des termes dépréciatifs (“un vieux tableau qu’on a mis là par hasard”).

- Elle se montre empressée d’en finir, use de l’impératif et de la question rhétorique pour mettre un terme à la discussion.

- Or, “vieux” ou non, “mis là par hasard” ou non, le tableau la représentant fait l’objet d’une vénération, et cela reste, quoi qu’en dise Araminte, inconvenant ! Les “excuses” qu’elle donne manquent de crédibilité.

-Le fait qu’elle ne donne pas suite à la proposition de Dubois montre qu’elle est flattée de faire l’objet d’une telle vénération.

b) Aigreur de Mme Argante :

- Une attitude qui confirme le succès du stratagème : l’aigreur de Mme Argante révèle que le zèle du valet a eu l’effet escompté : se rangeant du côté de Dubois, elle soutient l’inconvenance de la situation (négation) devenant à son insu l’adjuvant involontaire de l’intrigant qui veut à tout prix pousser Araminte dans ses retranchements.

- Un rapport de force mère-fille : son ton, quoique poli, reste ferme et autoritaire (négation restrictive) : l’apostrophe fait transparaître son désir de reprendre ses droits sur sa fille (laquelle, veuve, n’est plus sous l’autorité maternelle). La réplique de Mme Argante met donc en exergue le rapport de force qui existe entre la mère et la fille.

- L’opposant au bonheur : ironique, elle rappelle le statut de l’amant, qui n’est qu’un “intendant” : la didascalie en dit long sur le mépris affiché. Le spectateur, complice de Dubois, n’éprouve aucune sympathie pour ce personnage qui est constamment présenté, comme le veut la tradition moliéresque - Mme Argante est d’ailleurs proche de Mme Pernelle dans Tartuffe -, comme l’opposant au bonheur des jeunes gens.

- Une vision de la société dénoncée par le dramaturge : cette scène illustre ainsi le stratagème du dramaturge lui-même, invitant son spectateur à se méfier de cette femme prétentieuse, imbue d’elle-même, qui incarne la grande bourgeoisie enfermée dans ses préjugés.

c) Ironie d’Araminte sur la défensive :

- Araminte ne semble pas impressionnée par l’ironie de sa mère, ironie qu’elle utilise à son tour pour contrer cette dernière comme l’indique la didascalie.

- Habile, elle tente de détourner le sujet de la querelle et ne répond pas aux attentes du public : elle ne prend pas clairement de décision au sujet du tableau, elle feint de se ranger du côté de sa mère mais la prend à son propre piège, elle met fin à la dispute et congédie les deux valets de façon autoritaire (impératif).

Néanmoins, cette issue laisse envisager le triomphe du stratagème : de la même manière qu’Araminte avait tenté de disculper Dorante dans la scène précédente, mettant court à la discussion et gardant le portrait pour elle, la maîtresse ne congédie pas encore son intendant, trahissant implicitement son intérêt croissant pour ce dernier dont les compliments la flattent, consciemment ou non.

CONCLUSION : En définitive, cette scène révèle donc que la stratégie de Dubois est évolutive : il parvient à faire entrer dans son stratagème des événements qu’il n’avait pas prévus, ici le portrait qui devient une arme pour éprouver Araminte. Manipulateur sans égal, il tire parti de la naïveté d’Arlequin et de la prétention de Mme Argante. Ils deviennent des adjuvants malgré eux. Grâce aux deux portraits successifs, Aramine est convaincue de l’amour que lui porte Dorante. Le spectateur est convaincu de son

côté qu’elle n’est pas insensible. Poussée habilement par Dubois, elle s’engage alors véritablement dans l’action, fomentant un piège pour éprouver Dorante et inventant une lettre pour susciter sa jalousie et le forcer à déclarer son amour, en vain (II, 13).

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