Le Menteur de Corneille, analyse linéaire de l'acte V scène 6

Le Menteur de Corneille, analyse linéaire de l'acte V scène 6

 Dorante finit par avouer son amour pour Lucrèce. Malgré ses multiples manipulations et mensonges tout au long de la pièce, c'est à Lucrèce qu'il confesse ses véritables sentiments, reconnaissant enfin ses erreurs et clarifiant ses affections.

 

   Dans la nuit à la scène 5 de l'acte III, Dorante s'est entretenu avec Clarice. Cependant, il croyait parler à Lucrèce, ce qui ajoute à la confusion et aux quiproquos qui jalonnent la pièce. Cette méprise est l'une des principales causes des malentendus et des conflits entre les personnages.

 

   La perplexité de Clarice se manifeste par ses interrogations répétées et son insistance à clarifier la situation avec Dorante. Elle est troublée par les contradictions dans les paroles de Dorante et cherche à comprendre la vérité derrière ses déclarations. Sa confusion est évidente lorsqu'elle demande directement à Dorante des explications sur ses intentions et ses sentiments. 

 

   Dorante ne comprend pas où Clarice veut en venir parce qu'il est encore pris dans ses propres mensonges et manipulations. Son manque de clarté et sa tendance à jouer sur les apparences l'empêchent de saisir immédiatement les préoccupations et les doutes de Clarice. Il est également aveuglé par ses efforts pour maintenir son stratagème, ce qui le rend moins réceptif aux indices et aux questionnements de Clarice.

 

   Lorsqu'il apprend son erreur, Dorante réagit avec une combinaison de surprise et d'embarras. Il réalise l'ampleur de sa méprise et tente rapidement de s'ajuster à la nouvelle réalité. Sa réaction est marquée par un effort pour se justifier et pour apaiser la situation, tout en reconnaissant finalement la vérité de ses sentiments pour Lucrèce.

 

   Cliton réagit avec une certaine satisfaction et un sens de la justice lorsqu'il voit son maître piégé. En tant que valet fidèle mais souvent plus lucide que son maître, il voit dans cette situation une sorte de rétribution pour les manipulations et les mensonges de Dorante. Cliton semble apprécier le moment où la vérité éclate, confirmant sa propre perspicacité.

 

   Dorante compare ses mensonges à des jeux d'adresse et de malice, admettant qu'il a utilisé des subterfuges pour manipuler les autres. Cette comparaison souligne la nature calculée et délibérée de ses actions, mais aussi la complexité des situations qu'il a créées à travers ses tromperies.

 

   Au début du mouvement, Clarice et Lucrèce sont toutes deux perplexes et méfiantes. Elles sont déterminées à comprendre les intentions réelles de Dorante et à démêler la vérité de ses mensonges. Leur sentiment est un mélange de confusion, de suspicion et d'une volonté de clarifier la situation.

 

   Les répliques de Dorante déstabilisent Clarice et Lucrèce en raison de leur nature ambiguë et de la rapidité avec laquelle il change de stratégie. Dorante utilise des déclarations contradictoires et des justifications qui ajoutent à leur confusion. Son habileté à manipuler le langage et à se dérober aux accusations directes les empêche de saisir immédiatement la vérité, prolongeant ainsi le suspense et les malentendus.

 

   Dorante finit par avouer ses véritables sentiments. Il reconnaît enfin qu'il aime Lucrèce et non Clarice, clarifiant ainsi ses affections et mettant fin aux quiproquos qui ont marqué la pièce. Cet aveu est un moment crucial où il admet la vérité après avoir joué de nombreux rôles et usé de nombreux mensonges.

 

   Cette scène prépare le dénouement en dissipant les quiproquos et en clarifiant les relations entre les personnages. En avouant ses véritables sentiments et en reconnaissant ses erreurs, Dorante permet aux autres personnages de comprendre la réalité de la situation. Cela pave la voie à une résolution où les vérités sont enfin établies, permettant aux conflits de se résoudre et aux personnages de trouver une conclusion à leurs intrigues. Cette clarification des sentiments et des intentions de chacun prépare le terrain pour un dénouement où les relations peuvent être réajustées en fonction des vérités révélées.

 

La scène 6 de l'acte V marque un tournant décisif dans la pièce, car elle annule le quiproquo initial autour des identités de Clarice et Lucrèce. Dorante, qui a passé une grande partie de la pièce à manipuler la réalité, réalise enfin l’étendue de son erreur. Sa réplique « Bonne bouche, j’en tiens » (v. 1725) exprime sa prise de conscience et sa résignation face à sa méprise. Par cette expression, il admet qu'il s’est laissé prendre à son propre jeu de tromperie, reconnaissant que ses tentatives de manipulation l’ont finalement piégé. Cliton confirme la situation en précisant à Dorante que Lucrèce est la « plus belle » (v. 1722), dissipant ainsi toute ambiguïté sur l'identité des deux femmes et forçant Dorante à accepter sa confusion.

 

Corneille met en œuvre plusieurs artifices théâtraux pour orchestrer cette scène de révélation, notamment à travers l’usage de l’aparté et la distribution réfléchie des répliques. Les apartés permettent à Cliton de commenter la situation et de dévoiler des informations essentielles au public sans que Dorante ne les entende, créant ainsi une connivence avec les spectateurs. Par exemple, lorsque Cliton dit à Dorante « Vous en tenez » (v. 1722), il s’adresse en réalité au public, soulignant l’ironie de la situation où le trompeur est trompé. Ce dispositif théâtral accentue le contraste entre la perception de Dorante et celle du public, qui a une vision plus complète de la réalité.

La scène est également construite comme un crescendo, où les révélations s’enchaînent de manière progressive. Dorante interroge successivement Cliton puis Lucrèce pour tenter de démêler la situation, mais chaque réponse le plonge un peu plus dans l’embarras, rendant sa confusion de plus en plus évidente. Cette montée en tension dramatique est renforcée par les didascalies et les changements de ton, qui traduisent le passage de l’assurance de Dorante à la prise de conscience de son erreur.

 

Le changement soudain de Dorante, qui finit par déclarer son amour pour Lucrèce, est caractéristique des conventions des comédies sentimentales de l’époque, où les personnages passent par des retournements de situation avant d'atteindre une résolution heureuse. Dorante, qui avait exprimé des sentiments pour Clarice, avoue finalement que son cœur penche vers Lucrèce, marquant ainsi la fin de ses hésitations. Sa déclaration « Mon cœur déjà penchait où mon erreur le jette » (v. 1726) montre qu'il reconnaît que son inclination pour Lucrèce était présente depuis un moment, mais qu'elle a été dissimulée par les quiproquos.

Ce revirement traduit le conflit entre la raison et les sentiments qui caractérise la comédie sentimentale. Dorante, longtemps guidé par le désir de manipuler la situation, finit par céder à la vérité de ses émotions. La scène montre ainsi comment les stratagèmes et les mensonges cèdent le pas à la sincérité, une caractéristique fréquente dans ce genre théâtral où la résolution amoureuse passe par une clarification des sentiments et des intentions.

 

Dorante parvient à conserver un certain contrôle sur son échange avec Clarice grâce à sa compréhension des dynamiques émotionnelles en jeu. Lorsqu’il affirme à Clarice qu'il n’a « point parlé qu’à vous » (v. 1736), il tente de minimiser son implication avec Lucrèce pour mieux convaincre Clarice de la sincérité de ses sentiments envers elle. De plus, en soulignant qu’il n’a pas reconnu la voix de Lucrèce « à la voix » (v. 1739), il essaie de justifier son erreur, jouant sur les malentendus pour défendre sa position.

Dorante cherche également à surprendre Clarice par ses changements de stratégie, comme en témoigne sa réplique « Sans changer de discours, changeons de batterie ! » (v. 1719). Cette phrase suggère sa volonté de s’adapter aux circonstances et de modifier son approche pour mieux faire face aux questions qui lui sont posées. Ce jeu sur la surprise et l’adaptation témoigne de son intelligence mais aussi de son besoin constant de maîtriser les situations, même lorsque les mensonges commencent à se retourner contre lui.

 

Corneille utilise habilement le motif du trompeur trompé, où Dorante, pensant maîtriser la situation grâce à ses mensonges, se retrouve pris à son propre jeu. Ce renversement de situation est au cœur de la tirade de Dorante, où il réalise qu'il a confondu les identités de Clarice et Lucrèce. Ce moment où Dorante comprend qu’il a été victime de son propre stratagème accentue l’ironie de la scène et renforce son caractère comique. En tentant de manipuler ses interlocuteurs, Dorante finit par se perdre dans ses propres inventions, ce qui crée un effet de retournement où la ruse se retourne contre son auteur.

Ce renversement est typique des comédies de l’époque, où le personnage principal, après avoir tenté de manipuler son entourage, finit par être démasqué, entraînant un dénouement heureux mais non sans humiliation. Le public assiste alors à la défaite de Dorante, qui se voit contraint de reconnaître ses erreurs, créant un moment de catharsis où la tromperie cède la place à la vérité.

 

Le mensonge de Dorante se révèle pleinement lorsqu'il admet avoir manipulé la situation pour atteindre ses objectifs. Sa confession, où il évoque le « lourd artifice » (v. 1749) qu’il a employé, montre sa prise de conscience de la complexité de ses propres mensonges. Dorante reconnaît qu’il a intentionnellement brouillé les pistes pour exercer son contrôle sur la situation, tout en sachant que ses actes ont des répercussions sur les sentiments des autres. Cependant, cet aveu est aussi le signe d’un changement, puisque Dorante finit par affirmer sa sincérité envers Lucrèce, marquant ainsi la fin de sa série de mensonges.

Le passage de Dorante à une forme de sincérité tardive illustre une des leçons morales de la comédie : la nécessité de se confronter à la vérité pour pouvoir trouver le bonheur. Le personnage, après avoir jonglé avec la réalité, finit par admettre que ses manipulations étaient motivées par un désir de se faire aimer, mais que seul un amour honnête pouvait le mener à une véritable réconciliation avec lui-même et avec les autres.

 

Dorante justifie son comportement en expliquant qu’il cherchait à tester la sincérité des sentiments de Clarice et Lucrèce, comme il le mentionne à travers sa stratégie de « changer de batterie ». En faisant cela, il révèle qu’il a voulu vérifier si les deux femmes étaient authentiques dans leurs sentiments pour lui, tout en dissimulant ses propres intentions. En se démasquant, Dorante montre qu'il ne cherchait pas seulement à mentir pour manipuler, mais aussi à comprendre les véritables intentions de ses interlocutrices. Cette attitude, bien que manipulatrice, suggère un désir de se confronter à la réalité des sentiments et de dissiper les illusions.

 

La scène met également en lumière les différentes réactions de Clarice et Lucrèce face aux révélations de Dorante. Clarice, confrontée à la duplicité de Dorante, réagit avec une certaine incrédulité et un sentiment de trahison. Sa question « Pourquoi, si vous m’aimez, feindre un Hymen en l’air ? » (v. 1751) montre son incompréhension face aux jeux de Dorante, soulignant combien elle se sent dupée par son comportement. Son ton réprobateur et sa surprise témoignent de la douleur ressentie face à la manipulation dont elle a été la cible. Antithèse : « Elle avait mes discours, mais vous aviez mon coeur » (v. 1751).

 

Lucrèce, quant à elle, adopte une attitude plus nuancée et semble prête à écouter les justifications de Dorante. Sa question « Pourquoi, si vous l’aimez, m’écrire cette lettre ? » (v. 1754) traduit une volonté de comprendre plutôt qu’un rejet immédiat. Cette différence dans les réactions des deux femmes reflète la complexité de leurs caractères respectifs et leur relation à la vérité. Lucrèce, plus indulgente, semble disposée à entendre la version de Dorante, tandis que Clarice manifeste une attitude plus critique. Dorante avoue sincèrement son amour à Clarice sans utiliser de vocabulaire amoureux ni précieux « Mais entre vous, et moi, vous savez le mystère » (v. 1785) montre la vraie connexion entre Dorante et Clarice.

 

 

La scène 6 de l’acte V de Le Menteur illustre ainsi la manière dont Corneille joue avec les codes de la comédie sentimentale pour dénouer les intrigues amoureuses tout en créant des situations où les personnages sont confrontés à leurs propres erreurs. La reconnaissance de la méprise par Dorante, le jeu des apartés et des répliques, ainsi que la diversité des réactions des personnages, contribuent à créer une scène riche en tension dramatique et en retournements comiques. Dorante, qui se croyait maître de la situation, se retrouve finalement démasqué et doit faire face aux conséquences de ses mensonges, offrant ainsi au public une leçon morale sur la vanité de la tromperie et l’importance de la sincérité.

 

 La rapidité de la réaction de Dorante est mise en évidence par son changement d'attitude immédiat dès qu'il prend conscience de son erreur. Aux vers 1724 à 1726, il reconnaît rapidement qu'il s'est trompé sur l'identité de Clarice et de Lucrèce, et ajuste instantanément son discours et son comportement. Il admet son erreur en déclarant : "Bonne bouche, j'en tiens, mais l'autre la vaut bien," montrant qu'il accepte rapidement la réalité et cherche à corriger sa méprise sans perdre de temps. Cette réaction rapide souligne sa capacité à s'adapter aux nouvelles informations et à réagir de manière agile face aux situations changeantes.

 

   Le vers 1726 utilise le parallélisme de manière efficace pour souligner le retournement de situation. Dorante dit : "Mon cœur déjà penchait où mon erreur le jette." Ce vers est construit de manière à juxtaposer deux idées similaires : son cœur qui penche et son erreur qui le guide. Cette construction parallèle met en lumière la contradiction entre les sentiments de Dorante et la réalité qu'il découvre, renforçant l'ironie de la situation et la complexité de ses émotions. Le parallélisme souligne également la dualité de ses actions et de ses sentiments, montrant comment ses erreurs influencent ses décisions et ses désirs.

 

   Dans ces vers, Cliton, le valet de Dorante, remplit plusieurs rôles traditionnels du valet dans la comédie classique. Il sert de confident à son maître, l'informant et confirmant les vérités nécessaires pour dissiper les quiproquos. Cliton est également le messager qui transmet des informations cruciales entre les personnages. Il joue un rôle comique en étant souvent plus lucide et perspicace que son maître, ajoutant une couche d'ironie à la scène. Sa capacité à démêler les situations complexes et à fournir des éclaircissements rapides fait de lui un personnage indispensable à l'intrigue.

 

   On peut parler de théâtre dans le théâtre dans cette scène car les personnages sont conscients de jouer des rôles et de manipuler les apparences pour arriver à leurs fins. Dorante change de stratégie et de discours comme un acteur change de rôle, ce qui est souligné par sa phrase : "Sans changer de discours, changeons de batterie !" Cela montre qu'il est conscient de la mise en scène de ses actions et qu'il utilise cette conscience pour influencer les autres personnages. Cette métathéâtralité ajoute une dimension de réflexion sur la nature même de la représentation et du jeu d'acteur dans la pièce.

 

   Au vers 1731, le mot "abusez" prouve le décalage entre les deux femmes et Dorante. Ce terme indique que Clarice et Lucrèce se sentent trompées par les manipulations de Dorante. Leur tentative de confronter Dorante à ses mensonges montre qu'elles sont conscientes de sa duplicité, tandis que Dorante, de son côté, continue de jongler avec la vérité et la fiction. Ce décalage met en lumière la différence de perspectives entre les femmes, qui cherchent la vérité, et Dorante, qui s'efforce de maintenir son contrôle sur la situation par des subterfuges.

 

   Aux vers 1738-1740, le nouveau mensonge de Dorante consiste à prétendre qu'il n'a jamais voulu tromper Lucrèce et qu'il n'a pas reconnu sa voix intentionnellement. Il joue sur l'ambiguïté et tente de se disculper en faisant croire que ses actions étaient innocentes ou mal comprises. Ce mensonge est une tentative de se sortir d'une situation délicate en détournant la culpabilité et en minimisant ses intentions réelles. En posant une question rhétorique à Clarice, il cherche à semer le doute dans son esprit et à la persuader de sa sincérité apparente.

 

   Dorante s'invente une attitude et renouvelle sa déclaration d'amour à Clarice pour essayer de sauver les apparences et regagner sa confiance. Aux vers 1741-1750, il admet son erreur et tente de justifier ses actions en affirmant qu'il a toujours eu de l'affection pour elle. Il utilise cette déclaration comme un coup de théâtre pour transformer la situation à son avantage et apaiser la colère de Clarice. En présentant ses sentiments de manière renouvelée et sincère, il espère détourner l'attention de ses mensonges passés et obtenir le pardon de Clarice.

 

   La rhétorique de Dorante à la fin de sa tirade (vers 1751-1754) est habile et calculée, ce qui lui permet de se faire passer pour le maître de la situation. Il utilise des anaphores et des parallélismes pour renforcer ses arguments et donner une impression de contrôle et de conviction. En affirmant avec assurance ses sentiments et en réinterprétant ses actions sous un jour plus favorable, il parvient à détourner la critique et à se poser en victime de circonstances malheureuses plutôt qu'en manipulateur. Sa maîtrise du langage et de la persuasion lui permet de reprendre le dessus et de dicter les termes de la discussion.

 

   Dorante semble plus fidèle aux noms qu'aux personnes car il accorde une grande importance aux apparences et aux identités perçues plutôt qu'à la réalité des sentiments. Il se laisse facilement tromper par les noms et les étiquettes, ce qui est illustré par ses multiples erreurs d'identité tout au long de la pièce. Cette fidélité aux noms plutôt qu'aux personnes souligne son caractère superficiel et son inclination à juger selon les apparences plutôt qu'à chercher la vérité des relations humaines. En se focalisant sur les noms, il échappe à la complexité des sentiments réels, préférant une vision simplifiée et manipulable de son environnement social.

 

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