La Place d'Annie Ernaux, étude linéaire de la jeunesse du père
La narratrice commence le portrait de son père en décrivant de manière détaillée ses tâches quotidiennes, telles que traire les vaches, panser les chevaux, et vider les écuries. Cette approche factuelle et presque impersonnelle peut sembler surprenante car elle contraste avec une introduction plus émotionnelle ou anecdotique qu’on pourrait attendre pour un personnage aussi central qu'un parent. En choisissant cette méthode, Ernaux met en avant l'aspect laborieux et routinier de la vie de son père, soulignant la dureté de son existence dès son jeune âge.
La narratrice utilise l’expression « un lieu maintenant interdit » pour évoquer la maison de ses parents. Cette expression souligne la rupture définitive entre le père et son passé familial. Elle accentue l’idée que le père a dû quitter ce lieu à jamais pour se plonger dans le monde du travail et de la responsabilité, symbolisant la fin de son enfance et de son insouciance.
Ernaux montre que l’entrée dans le monde du travail marque la fin de l’enfance du père en décrivant ses conditions de vie austères et les tâches ardues qu’il devait accomplir. Le fait qu'il doive coucher sur une paillasse au-dessus de l’étable, loin de sa famille, et les responsabilités qui lui sont imposées, illustrent cette transition brusque de la jeunesse à l’âge adulte. Cette description dépeint une perte de l’innocence et de la liberté, remplacées par les obligations et les contraintes du travail.
Les traits de caractère du père qui ressortent principalement sont sa gaieté, son esprit joueur et sa résilience. Ernaux les met en avant en mentionnant comment il racontait des histoires, faisait des farces et participait activement à la vie sociale et religieuse malgré la dureté de son quotidien. Cette capacité à trouver et à créer de la joie dans des conditions difficiles met en lumière sa force intérieure et son optimisme.
La narratrice souligne les conditions de vie difficiles des « gars de ferme » en décrivant leurs longues heures de travail, la rudesse des tâches et la mauvaise qualité de la nourriture. Elle s’appuie sur l’anecdote d’un vieux vacher qui découvre des vers dans sa tranche de viande, illustrant ainsi la négligence et le mépris des fermiers envers leurs ouvriers. Cette anecdote met en lumière l'exploitation et les conditions de vie déplorables auxquelles étaient soumis les travailleurs agricoles.
On peut dire que la résignation s’impose car, malgré les conditions de vie difficiles, les travailleurs agricoles continuent à accomplir leurs tâches sans rébellion apparente. L’exemple du vieux vacher qui, après avoir protesté, reçoit simplement une nouvelle tranche de viande montre une acceptation passive de leur sort. Cette résignation est accentuée par la répétition des tâches quotidiennes et le manque d’alternatives ou de perspectives d’amélioration.
La vie rurale est décrite de manière à la fois poétique et réaliste. Ernaux évoque les tâches saisonnières, les joies simples comme les fêtes traditionnelles et les rassemblements sociaux, tout en soulignant la dureté et la monotonie du travail quotidien. Le message qu’elle veut faire passer est une double vision de la vie rurale : un mélange de beauté naturelle et de labeur constant. Elle ne romantise pas entièrement cette vie mais en reconnaît aussi les aspects culturels et communautaires qui en faisaient la richesse.
La narratrice refuse de tomber dans le cliché du bonheur à la campagne pour offrir une vision plus nuancée et authentique de la vie rurale. En décrivant à la fois les aspects joyeux et les difficultés, elle évite une idéalisation simpliste et rend justice à la complexité de cette existence. Cette approche permet de comprendre pleinement les sacrifices et les réalités quotidiennes des travailleurs agricoles, au-delà des stéréotypes bucoliques.
Avec le début de la Première Guerre mondiale, le mode de vie du père évolue considérablement. Il quitte les fermes pour rejoindre l’armée, où il découvre une toute nouvelle réalité. La guerre lui offre une opportunité d'ascension sociale et d'évasion du milieu rural, lui permettant d'accéder à de nouvelles expériences et à des lieux jusque-là inaccessibles. Les métamorphoses sociales engendrées par le conflit incluent une plus grande mobilité sociale et géographique, ainsi qu'une ouverture à des cultures et des modes de vie différents, symbolisés par sa découverte de Paris et d'autres villes.
Le portrait du père prend une dimension collective à travers la description de ses expériences qui reflètent celles de nombreux autres jeunes hommes de l'époque. La mention des compagnons venant de partout, l'uniforme qui les rend égaux, et les activités partagées dans l'armée, comme aller au cinéma, sont des indices de cette dimension collective. Ces éléments montrent que le père n'est pas unique dans son parcours, mais fait partie d'une génération entière bouleversée et transformée par la guerre.
L'armée apparaît comme un « ascenseur social » pour le père car elle lui offre des opportunités qu'il n'aurait pas eues dans son milieu rural d'origine. Par son service militaire, il accède à une nouvelle forme de reconnaissance sociale, se faisant prendre en photo et échangeant ses dents abîmées contre un appareil dentaire. Ces expériences symbolisent une amélioration de son statut et une ouverture vers des horizons plus larges, illustrant comment l'armée a pu jouer un rôle dans la promotion sociale des jeunes hommes de l'époque.
Une fois revenu dans la vie civile, le père décide de ne pas retourner à la vie agricole. Il rejette l'idée de reprendre le travail de la terre, qu'il considère désormais inutile sur le plan spirituel. Cette décision marque une rupture définitive avec son passé rural et un désir d'intégration dans une nouvelle réalité sociale, probablement influencée par les expériences et les opportunités qu'il a découvertes pendant la guerre.
Dans cet extrait de "La Place", Annie Ernaux brosse le portrait de son père avec une précision qui met en lumière la dureté de la vie rurale et l’impact transformateur de la Première Guerre mondiale. En décrivant les tâches quotidiennes, les conditions difficiles et les changements apportés par le conflit, Ernaux offre un témoignage poignant et nuancé sur une génération qui a vécu des bouleversements sociaux majeurs. La décision du père de ne pas retourner à la vie agricole après la guerre symbolise une aspiration à un avenir différent, marqué par les expériences et les ouvertures apportées par son service militaire.
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