Analyse du Voyage autour du monde de Bougainville chapitre IX

Analyse du Voyage autour du monde de Bougainville chapitre IX

I. L'heureuse surprise des Européens : leur étonnement

 

Les Européens sont profondément surpris par l'accueil chaleureux des Tahitiens. Cette rencontre se distingue par une série d'événements qui mettent en évidence la gentillesse et l'hospitalité des habitants de l'île.

 

Le texte insiste sur la vivacité et la répétition de cet accueil. Les Européens sont reçus par "une foule d'hommes et de femmes", le chef de canton les conduit dans sa maison, et les femmes les saluent en portant la main sur la poitrine et en criant "tayo". L'utilisation du passé simple souligne la durée et la répétition de ces actions, marquant ainsi la persistance de cet accueil. La quantité de personnes favorables à leur arrivée et la générosité manifestée démontrent une gentillesse générale omniprésente. Cette hospitalité va au-delà des simples politesses : on leur donne à manger et même des femmes, signe d'une hospitalité totale et absolue. Les thèmes de l'accueil et de la gentillesse sont réitérés à travers des expressions comme "une foule d'hommes et de femmes" et "ils ne savaient comment exprimer leur joie de nous recevoir". L'hospitalité semble être le maître mot, visible partout dans le récit : "partout on voyait régner l'hospitalité, le repos…". Les Européens sont étonnés par la beauté et la simplicité des habitants, soulignant ainsi un contraste avec leurs propres attentes.

 

Le naturel des habitants est une autre source d'étonnement pour les Européens. La curiosité des Tahitiens est décrite comme naïve et sans retenue : ils "ne se lassaient pas de nous considérer", "écartaient même nos vêtements" et "les plus hardis venaient nous toucher". Cette absence de dissimulation des émotions est frappante. Les Tahitiens n'ont pas de manières affectées et montrent ouvertement leurs sentiments, comme en témoigne la forte démonstration des femmes qui crient "tayo" et l'offrande des jeunes filles. La simplicité du décor, avec des fêtes où la terre est jonchée de feuillage et de fleurs, renforce cette impression de naturel et de simplicité. Les Européens sont également frappés par l'absence de méfiance chez les Tahitiens, aucun ne porte d'armes, "pas même de bâtons". Ils se promènent seuls ou en petites bandes et sans armes, vivant en paix et profitant des trésors de la nature. Cette abondance naturelle, où la nourriture et l'eau sont à portée de main, évoque pour les Européens une idée du paradis terrestre.

 

En somme, l'étonnement des Européens face à l'accueil des Tahitiens se nourrit de la redondance et de la vivacité de l'hospitalité reçue, ainsi que de la simplicité et de la curiosité naturelle des habitants de l'île. Cette rencontre met en lumière des valeurs et des comportements qui tranchent avec ceux des Européens, provoquant ainsi une profonde admiration et un certain émerveillement.

 

II. Le jardin d'Eden

 

Le récit de Bougainville offre une vision idyllique de Tahiti, évoquant l'image du jardin d'Eden. Ce tableau est construit à travers plusieurs aspects qui soulignent l'harmonie et la perfection de cette terre lointaine.

 

Tout d'abord, l'absence de méfiance et de haine parmi les Tahitiens est frappante. La vie en groupe, telle que décrite par Bougainville, est marquée par l'union et le partage. Il n'y a pas de jalousie et hommes et femmes semblent vivre en égaux, hormis l'image du vieillard qui détonne légèrement. Cette communauté vit en harmonie, sans conflits ni suspicions. Sous la plume de Bougainville, cette réalité est embellie, reflétant peut-être plus sa propre vision idéalisée que la stricte réalité. Il décrit des Tahitiens ouverts et accueillants, sans aucune trace de l'animosité ou de la suspicion que l'on pourrait rencontrer ailleurs.

 

La nature nourricière de Tahiti est un autre élément clé de cette image édénique. Bougainville décrit une abondance naturelle qui semble inépuisable : "la terre se jonchait de feuillage et de fleurs" et "des trésors que la nature verse à pleines mains sur lui". Les Tahitiens vivent dans un environnement où la nature pourvoit à tous leurs besoins. Les descriptions sont souvent au pluriel, renforçant l'idée d'une richesse naturelle collective et inépuisable. Chaque détail est mélioratif, comme dans l'expression "une fraîcheur délicieuse, sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité", suggérant une perfection absolue où la chaleur existe sans la sécheresse et l'humidité sans inconfort. Cela rappelle l'âge d'or, une époque où la nature pourvoit à tous les besoins de l'homme, rendant le travail inutile.

 

Tahiti est également dépeinte comme un lieu sain. La longévité et la vitalité de ses habitants en sont des preuves. Le vieillard, malgré son âge, ne montre aucun signe de décrépitude. Sa tête ornée de cheveux blancs et d’une longue barbe le rend respectable sans être affaibli. Dans ce climat heureux, la vieillesse ne laisse pas de traces visibles, contrastant avec l'image de la vieillesse en Europe. Cette description du vieillard, avec ses cheveux blancs et sa barbe longue, renforce l'idée d'une existence préservée de la dureté du temps.

 

Enfin, le contentement des sens est omniprésent. Tahiti est décrite comme un paradis de beauté naturelle, de musique, et de chant. Le paysage est non seulement visuellement splendide mais aussi sensoriellement riche. La déesse Vénus, associée à l'hospitalité, renforce cette idée d'un lieu où chaque jouissance est une fête. Tous les éléments du jardin d'Eden sont présents, créant une vision trop belle pour être vraie, un mythe de paradis exotique. Bougainville semble prendre parti de tout ce qu'il y a de beau, rendant son récit presque incroyable par sa perfection.

 

Ainsi, Bougainville construit une vision de Tahiti comme un véritable jardin d'Eden, où l'harmonie, l'abondance naturelle, la santé et le contentement des sens forment un tout cohérent et séduisant. Cette vision idéalisée reflète à la fois une admiration sincère et une construction culturelle d'un paradis exotique.

 

III. Le mythe du paradis exotique

 

Dans son récit, Bougainville construit l'image d'un paradis exotique en mettant en avant une série d'éléments qui participent à la création de ce mythe.

 

Tout d'abord, Bougainville adopte un parti pris évident en faveur de la culture tahitienne. Le devoir hospitalier des Tahitiens est mis en avant, illustré par des gestes tels que l'offrande des jeunes filles aux invités. Le vocabulaire utilisé est fortement mélioratif : tout est décrit comme merveilleux, parfait, délicieux. Les habitants sont dépeints de manière extrêmement positive, notamment le vieillard vénérable, symbole de sagesse et de dignité. Les descriptions sont empreintes de termes tels que "hymne de jouissances", qui contribuent à magnifier l'expérience tahitienne. Implicitement, Bougainville semble comparer cette société idéale à l'Europe, en soulignant les qualités qui manquent à son propre continent.

 

La comparaison implicite entre Tahiti et l'Europe se fait souvent à travers une série de négations. Bougainville décrit les Tahitiens comme n'ayant "ni frayeur, ni étonnement", contrairement aux Européens, qui eux sont étonnés par un tel accueil. Le vieillard, par exemple, ne montre aucun des signes de vieillesse qu'on associerait à un homme de son âge en Europe. Cette absence de méfiance et cette hospitalité bienveillante sont en nette opposition avec la réalité européenne, marquée par la suspicion et une moins grande hospitalité. Le climat, aussi, est décrit de manière à faire ressortir les avantages de Tahiti par rapport à l'Europe.

 

Les références explicites à l'Europe renforcent encore cette comparaison. Bougainville remarque que "nos mœurs" européennes empêchent d'apprécier pleinement l'ouverture et la générosité des Tahitiens. La mention du vieillard qui s'inquiète de l'"arrivée d'une nouvelle race" soulève le poids des interactions coloniales. Cette observation critique met en lumière la possible attitude négative des Européens envers les Tahitiens et la perturbation qu'ils pourraient apporter à cette société harmonieuse.

 

Le mythe du bon sauvage, qui sera développé au XVIIIe siècle, est également présent dans la description de Bougainville. Les Tahitiens, vivant en harmonie avec la nature, incarnent ce mythe de bonheur naturel. Le vieillard, symbole de sagesse sans décrépitude, se distingue par son calme et son détachement. Son air rêveur et soucieux, mis en avant par une focalisation particulière, le place au-dessus des préoccupations matérielles et des agitations de ses contemporains. Cette représentation du vieillard renforce l'idée d'une société idéale, où l'âge et l'expérience apportent une sérénité inaccessible aux Européens.

 

En conclusion, Bougainville crée le mythe d'un paradis exotique à travers une série de descriptions idéalisées de Tahiti. Son récit met en avant l'hospitalité, la générosité, et la sagesse des Tahitiens, en contraste implicite et explicite avec les réalités européennes. Cette vision romantique et idéalisée contribue à forger l'image d'un Eden terrestre, habité par des "bons sauvages" vivant en parfaite harmonie avec la nature.

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